Transmission de patrimoine : rapport et réunion fictive en quelques impasses

Par : edicom

Par Pascal Pineau, gérant Atelier Formation Pascal Pineau

Rapport et réunion fictive font partie de l’arsenal technique destiné à assurer l’efficacité des principes de notre droit en matière de transmission du patrimoine : égalité et protection de la réserve. Tout cela est bien technique, aux dires des notaires eux-mêmes, aussi trouve-t-on là une source régulière de contentieux. Quelques décisions récentes méritent ainsi attention : elles résonnent comme autant d’avertissements.

Le premier arrêt concerne une situation qui ne manquera pas d’interpeller, car la décision des juges semble en contradiction avec la volonté des donateurs. En effet, alors que des parents successivement décédés laissaient pour leur succéder leurs trois enfants, la cour d’appel de Rennes avait demandé le rapport de trois donations de 58 000 €, savoir une pour chacun des enfants, car « c’est à chacun d’eux [que les donateurs] ont entendu donner cette somme, peu importe que [l’un des enfants] ait préféré faire remettre celle-ci à ses propres enfants ».

 

Pas de rapport de la donation faite à autrui

La Cour de cassation fustige l’erreur d’analyse commise par la cour d’appel, alors qu’« elle avait constaté que les défunts avaient gratifié le fils et la fille de [l’un de leurs enfants] » et non cet enfant lui-même ; elle écarte de ce fait le rapport (Cass. 1re civ., 6 mars 2019, n° 18-13.236, publié au bulletin).

Certes, l’article 847, alinéa 1er, du Code civil est clair : « Les dons et legs faits au fils de celui qui se trouve successible à l’époque de l’ouverture de la succession sont toujours réputés faits avec dispense du rapport ».

Pour autant, au regard des circonstances (même montant et même époque), il est fort possible, pour ne pas dire probable, que les donateurs visaient plutôt une égalité entre les souches.  Cible manquée, puisque le frère qui n’a rien reçu aura sa part dans le partage alors que ses enfants auront été avantagés par la donation (hors part, donc) qu’ils ont reçue…

 

Pas davantage de rapport pour le conjoint commun en biens

Dans la même veine, et pour une affaire à peine plus ancienne, il a été à nouveau affirmé que « le rapport des libéralités à la succession n’est dû que par les héritiers ab intestat ». Une succession met aux prises le fils et la fille du défunt. Dans le cadre d’une tentative de requalification de la vente d’un terrain viabilisé par le père à la fille en donation déguisée, le tout aux fins de rapport, la cour d’appel de Metz a considéré que l’époux, « coacquéreur du bien, doit être mis en cause, dès lors que la requalification sollicitée concerne l’ensemble du bien vendu ».

La Cour de cassation a mis en avant la qualité de cohéritière de la sœur seulement – à l’exclusion de son mari –, expliquant que celle-ci « pouvait à ce titre être tenue envers son cohéritier du rapport de la valeur de la prétendue donation déguisée, de sorte que la mise en cause de son époux, fût-il commun en biens, n’était pas nécessaire » (Cass. 1re civ., 4 juil. 2018, n° 17-22.269, publié au bulletin).

Dans le prolongement de cette joute, rappelons les principes de l’article 849 du Code civil en présence d’époux dont l’un est successible : « Les dons et legs faits au conjoint d’un époux successible sont réputés faits avec dispense du rapport. Si les dons et legs sont faits conjointement à deux époux, dont l’un seulement est successible, celui-ci en rapporte la moitié ; si les dons sont faits à l’époux successible, il les rapporte en entier. »

On comprendra aisément alors l’importance de l’identification du ou des donataires…

Il convient également de s’interroger, avant d’aller plus loin, sur la place de chacun des mécanismes. Si l’égalité à laquelle concourt le rapport ne s’impose pas, la question de la réserve a été mise sous les projecteurs par l’actualité récente, actualité à la fois internationale et people.

 

Réserve dans l’ordre public interne

Les successions de messieurs Maurice Jarre et Michel Colombier ont en effet amené la Cour de cassation à affirmer qu’« une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français » (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17.198 & 16-13.151, publié au bulletin), autorisant ainsi la loi californienne à écarter l’application des règles protectrices de la réserve dès lors que les enfants qui en sont privés ne se trouvent pas « dans une situation de précarité économique ou de besoin ».

Nonobstant, la réserve conserve son statut en droit interne. Le cas d’une succession franco-marocaine l’a récemment illustré. Par testament établi devant des rabbins-notaires au Maroc, un homme avait notamment institué légataires universels deux de ses trois fils. Ledit testament avait été homologué par un jugement marocain et déclaré exécutoire en France.

La succession comprenait des biens immobiliers situés en France, qui ont été soumis à la loi française par application de la règle de conflit (en référence à l’article 3, alinéa 2, du Code civil) : ainsi, « la dévolution successorale desdits immeubles devait tenir compte des règles de la réserve héréditaire, laquelle, d’ordre public interne, ne pouvait être écartée par des dispositions testamentaires établies selon la loi du domicile du défunt et régissant son statut personnel » (Cass. 1re civ., 4 juil. 2018, n° 17-16.515 & 17-16.522, publié au bulletin).

Le jugement d’exequatur de la décision marocaine homologuant le testament n’a donc pu s’exécuter que dans la limite de la quotité disponible sur les biens immobiliers soumis à la loi française. La réserve n’a pas dit son dernier mot…

Reste à définir désormais le périmètre de ces outils. Là encore, quelques arrêts récents éclairent la chose de façon intéressante, abordant également la question des opérations visées.

 

Réduction de l’émolument net

Rappelons, comme l’a fait la Cour de cassation encore récemment, que « lorsqu’une donation est assortie, au profit du donateur, d’une obligation de soins, seul l’émolument net procuré par la libéralité doit être compris dans la masse de calcul de la réserve, le montant de la charge devant être déterminé en considération du manque à gagner ou des frais que son exécution a générés pour le donataire » (Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-21.692, publié au bulletin).

La donataire, une petite-fille en l’occurrence, qui aux termes de l’acte devait en contrepartie « soigner les donateurs et de leur apporter l’assistance nécessaire » n’a pas su saisir l’opportunité – au demeurant empreinte de cohérence – car, dans le cadre de sa demande, elle « ne justifie pas ni même n’expose quelles étaient les charges que le respect de l’obligation de soins a pu générer ».

 

Pas de figure imposée

La Cour de cassation, devant trancher en matière de prescription, a par ailleurs répondu à la question de savoir comment elle devait être réalisée, que « la demande en réduction d’une libéralité excessive n’est soumise à aucun formalisme particulier ». En l’occurrence, elle a validé la position d’une cour d’appel qui « a souverainement estimé qu’en demandant l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage des successions de leurs père et mère ainsi que le rapport des donations, [les héritiers] avaient manifesté leur volonté de voir procéder à la réduction des libéralités consenties » par une assignation intervenue plus d’un mois avant la date de prescription (Cass. 1re civ., 10 janv. 2018, n° 16-27.894, publié au bulletin).

 

Réduction demandée par l’ayant cause

Pour que le panorama soit complet, évoquons une opération quelque peu exotique.

Une veuve avait cédé ses droits successifs et ses droits dérivant de la liquidation du régime matrimonial à un homme qui a ensuite assigné des légataires particuliers pour en obtenir des indemnités de réduction. Les magistrats ont considéré qu’effectivement cet homme, « en sa qualité d’ayant cause de l’héritière réservataire, pouvait demander la réduction des legs consentis » (Cass. 1re civ., 25 oct. 2017, n° 16-20.156, publié au bulletin).

Voilà une application littérale de l’article 921, alinéa 1er, du Code civil : « la réduction des dispositions entre vifs ne pourra être demandée que par ceux au profit desquels la loi fait la réserve, par leurs héritiers ou ayants cause ».

Après avoir décrit par et contre qui jouent nos dispositifs, ajoutons une nouvelle dimension : sont-ils susceptibles de percer les défenses d’outils très efficaces utilisés en gestion de patrimoine, comme la société ou encore l’assurance-vie ?

 

Donation et chemins de traverse…

Une Cour de cassation pourtant « compréhensive » – elle a écarté, dans la même décision, la qualification d’une vente d’immeuble en donation déguisée malgré un prix payé comptant hors la vue du notaire et une fausse déclaration de prêt du beau-père – a reconnu que « l’interposition d’une société ne fait pas obstacle au rapport à la succession d’une donation ».

Or un homme avait confié la location-gérance de son fonds de commerce à une société créée et gérée par son fils, contrat ensuite résilié sans pour autant qu’il y ait restitution du fonds, du matériel et des marchandises. La Cour d’appel en avait déduit l’existence d’une donation indirecte, par ailleurs révélée dans un codicille.

La Cour de cassation a cependant précisé qu’il fallait faire la part des choses et qu’« en cas de donation faite par le défunt à l’héritier par interposition d’une société dont ce dernier est associé, le rapport est dû à la succession en proportion du capital qu’il détient » (Cass. 1re civ., 24 janv. 2018, n° 17-13.017, publié au bulletin).

La société ne peut donc servir de paravent. Il en est de même pour l’assurance-vie, lorsque certaines conditions sont réunies.

 

Assurance-vie qualifiée de donation indirecte

Le rapport, s’il est par principe tenu en respect par l’assurance-vie, peut néanmoins concerner cette dernière si elle est qualifiée de donation indirecte, eu égard notamment à l’âge et à l’état de santé du souscripteur – et il en va de même de la réduction en cas d’atteinte à la réserve.

Dernière illustration en date : la Cour de cassation a reproché à une cour d’appel de ne pas avoir recherché, comme cela le lui avait d’ailleurs été demandé, si « les circonstances dans lesquelles [le défunt], âgé de 93 ans et de santé déclinante, avait souscrit ces contrats d’assurance sur la vie dans les derniers mois de sa vie, révélaient la volonté du souscripteur de se dépouiller de manière irrévocable et, partant, induisaient leur requalification en donations rapportables à la succession » (Cass. 1re civ., 28 févr. 2018, n° 17-13.269).

 

Pour les opérations qualifiées de donations seulement

Bien sûr, cela nous invite à enfoncer le clou et à conclure en rappelant à nouveau que rapport et réduction ne concernent que les libéralités ; la remise de sommes au titre de l’obligation alimentaire dont le parent est tenu envers son enfant (C. civ., art. 205 et 207) n’est en revanche pas concernée, quand bien même lesdites sommes deviendraient, par accumulation, pour le moins conséquentes (en l’occurrence, plus de 600 000 € en un peu moins de vingt ans).

En payant le loyer de sa fille sans emploi et en lui servant une modeste pension alimentaire mensuelle, une mère s’est simplement inscrite dans cette logique : « cette assistance financière représentant environ 10 % de ses revenus, sans atteinte à son capital, la défunte, qui a fait figurer les sommes versées dans ses déclarations fiscales, a entendu respecter son obligation alimentaire envers sa fille, sans que son intention libérale ne soit établie » (Cass. 1re civ., 15 nov. 2017, n° 16-26.395).

Finissons par un tout récent arrêt qui illustre la ténacité de nos mécanismes successoraux, alors même qu’un contrat de mariage pouvait nourrir l’illusion d’une issue plus simple et plus heureuse pour l’enfant gratifiée.

 

Communauté universelle, attribution intégrale… Mais rapport et réduction !

Des époux étaient passés en communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au conjoint survivant alors que l’une des filles du mari avait préalablement reçu des donations de ce dernier.

Au décès du donateur, l’autre fille en demande rapport et réduction, mais ceux-ci sont écartés par la cour d’appel au prétexte qu’il n’y a « aucune masse successorale à partager » eu égard au régime matrimonial choisi.

Pour la Cour de cassation, cette analyse ne tient pas : la fille « pouvait prétendre au rapport et à la réduction de libéralités qui, consenties par le défunt avant le changement de régime matrimonial, avaient pour objet un bien qui n’était pas entré en communauté » (Cass. 1re civ. 3 avr. 2019, n° 18-13.890, publié au bulletin).

Tous les raccourcis ne sont pas bons à emprunter : la communauté universelle avec attribution intégrale ne fait pas systématiquement obstacle aux opérations successorales car cet épisode, bien que se tenant en aval de la liquidation du régime, peut être nourri par l’existence de biens propres (par nature ou au regard des clauses de la donation notamment) et/ou de libéralités (y compris postérieures à l’aménagement du régime).

Cette revue d’effectif invite à une attention particulière : il est ainsi important d’anticiper l’application de ces règles lorsque l’on prétend organiser la transmission d’un patrimoine. Le secret en la matière est (relativement) simple : pour réussir à atteindre les objectifs des clients, il faut se projeter et, notamment, envisager les conséquences d’une donation au moins autant pour qui ne reçoit pas que pour qui reçoit. Il est si facile de faire des victimes collatérales…

  • Mise à jour le : 26/06/2019

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