D’où vient l’intérêt des jeunes Français pour les cryptoactifs ?

Par : edicom

Par Enareta Kurtbegu, maître de conférences en Sciences économiques, Caroline Marie-Jeanne, maître de conférences en Sciences de gestion, et Bruno Séjourné, professeur de Sciences économiques à l’ESEMAP (laboratoire GRANEM, SFR Confluences, université d’Angers)

La diffusion croissante des cryptoactifs, disponibles à présent indirectement via des ETF, interroge. D’où provient cet engouement ? Simple outil de diversification ou ticket de loterie ? Le profil des investisseurs, particulièrement jeunes et donc peu équipés en produits d’épargne, laisse à penser que c’est le second schéma qui l’emporte. Ceux-ci font connaissance avec les cryptos bien souvent en dehors d’un cadre informatif standard, excluant notamment les conseillers financiers. Nous tentons ici d’en savoir plus sur l’information, la culture financière et les objectifs des jeunes détenteurs par le traitement d’un sondage exclusif.

La dynamique enregistrée sur le marché des cryptoactifs ne faiblit pas. Année après année, les enquêtes montrent des taux de détention en progression. C’est le cas en France où la dernière estimation connue(1) place ce taux à 12 % (2023), au-delà de celui concernant les valeurs mobilières détenues en direct. Ce phénomène est loin d’être exclusivement national puisque certains pays enregistrent des niveaux d’adoption bien plus élevés encore. C’est, par exemple, le cas pour les Etats dont les devises ont connu de fortes baisses sur les marchés internationaux dans un contexte national très inflationniste (Argentine, Turquie…), les cryptoactifs servant alors de valeur refuge pour tenter de préserver la valeur du patrimoine. Mais cette explication est évidemment moins valable aux Etats-Unis ou dans les pays européens (Allemagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas…), ces derniers enregistrant des niveaux de détention comparables à la France. Pour ces pays, on insiste parfois sur le potentiel de décorrélation (pas toujours avéré) avec les autres marchés financiers pour justifier l’introduction dans les portefeuilles.

L’utilité dans les paiements internationaux est un autre motif d’acquisition. Mais c’est bien la recherche de la performance qui semble être le déterminant commun à la détention dans la grande majorité des pays. Or ceci n’est pas sans lien avec le profil des détenteurs.

En effet, s’arrêter à ces constats bien établis est insuffisant car un point mérite une attention particulière : la jeunesse des investisseurs. En Australie, 58 % des 18-34 ans détiennent des cryptoactifs (ASIC(2), 2022). Aux Etats-Unis, le taux est de 55 % pour la génération Z (FINRA(3), 2023) ! Si l’on en est loin en France, un taux de 22 % est enregistré pour les 25-34 ans et même de 15 % chez les 18-24 ans ! Ce mouvement va de pair avec le rajeunissement des actionnaires analysé dans un numéro précédent de Profession CGP (n° 59, octobre-novembre-décembre 2022).

Pour mieux comprendre l’intérêt de cette jeune population pour un actif dont on connaît le niveau de risque et dont les éléments fondamentaux de valorisation manquent, nous avons mené une enquête auprès d’une population de mille cinquante collégiens, lycéens et étudiants du Maine-et-Loire durant l’hiver 2023-2024. Nous les avons interrogés sur leur connaissance de cette gamme d’actif, sur l’origine de cette connaissance et sur la détention. Les résultats sont riches en enseignements.

Une notoriété relative établie

Dans l’ensemble, 91 % des jeunes interrogés déclarent avoir entendu parler des « cryptomonnaies(4) ». Ce taux croît nettement avec l’âge et avec le niveau d’études. Moins d’un collégien sur deux en a entendu parler (46 %), alors que le passage au lycée marque une vraie progression (90 %) et le taux atteint 96 % pour les étudiants. Chez ces derniers, faire ses études en droit, économie et sciences de gestion (en BTS, licence/Bachelor, master ou plus) augmente peu la probabilité d’avoir été sensibilisé à l’existence des cryptomonnaies (98 %) par rapport aux moins connaisseurs, les étudiants en santé (92 %).

Une assez grande homogénéité prédomine donc (Figure 1), ce que les statistiques de lycée pouvaient laisser présager. On peut noter, par ailleurs, un léger écart entre hommes et femmes, le taux global de connaissance étant supérieur chez les premiers (95 %, contre 88 % pour les femmes), et cette différence persiste quel que soit le niveau d’études.

Pour cette génération, qualifiée généralement de génération Z, un tel niveau de connaissance place les cryptoactifs sur la plus haute marche des produits financiers, légèrement au-dessus des livrets (90 %), de l’assurance-vie (90 %) ou même du compte courant bancaire (88 %). Il s’agit d’un résultat spectaculaire alors que la première plate-forme de Bitcoin n’est apparue qu’en 2010.

A l’autre extrémité de l’échelle, seule la moitié d’entre eux (51 %) a entendu parler des actions ou des obligations (Figure 2), un peu moins que du plan épargne-logement (54 %). Le décalage important entre ces deux niveaux interroge évidemment, d’une part, sur les vecteurs d’information et, d’autre part, sur le niveau de littéracie financière.

De ce point de vue, affirmer « avoir entendu parler de » ne signifie pas « connaître » réellement, ni maîtriser les caractéristiques des cryptos. Plusieurs travaux ont, par exemple, mis en évidence une nette sous-évaluation du risque encouru. C’est ce que montrait une étude de la Banque de France(5) (2023) notant que la moitié des 15-17 ans considèrent les cryptos comme étant non risqués.

Sans aller aussi loin dans l’étude des connaissances des caractéristiques de l’actif, afin d’obtenir une mesure simple du niveau des connaissances avérées, nous avons posé la question suivante aux sondés : « Quelle(s) monnaie(s) est (sont) dite(s) numérique(s) ? » parmi le dollar américain, le Bitcoin, l’Ether et l’euro. Seuls 46 % des répondants ont donné quatre bonnes réponses mais ils ne sont que 3 % à n’avoir eu aucune réponse correcte. Alors même qu’il a bénéficié d’une certaine publicité en étant considéré comme un moteur dans la décarbonisation des cryptoactifs grâce à l’adoption de la procédure PoS (preuve de participation), l’Ether est le « maillon méconnu » (45 % de bonnes réponses seulement).

Au sein de l’échantillon global, soulignons toutefois que les jeunes prétendant avoir entendu parler des cryptomonnaies obtiennent effectivement de meilleurs résultats à ce test sur les monnaies numériques (Figure 3), même si 25 d’entre eux (sur 961) n’ont donné aucune bonne réponse.

De nouveaux canaux d’information

Les connaissances financières globales des jeunes interrogés proviennent tout d’abord des discussions familiales, puis de leur formation scolaire/universitaire. En ce sens, on retrouve le traditionnel héritage culturel financier et les premiers effets bénéfiques des efforts d’éducation financière développés par les pouvoirs publics.                

Mais ce schéma ne s’applique guère aux cryptoactifs (Figure 4). Ce sont en effet les influenceurs qui représentent dans ce cas la source d’information principale (42 % des répondants), suivis des amis (24 %). La famille (15 %) et l’enseignement à l’école/université (10 %) sont relégués alors à la troisième et à la quatrième position, les sites financiers et conseillers bancaires (9 %) étant les moins citées. On sait que les pouvoirs publics et l’AMF, dans son rôle de protection des épargnants, sont vigilants sur la communication financière sur les réseaux sociaux, particulièrement celle des influenceurs. La confirmation de la domination de ce canal d’information justifie cette préoccupation.

Culture crypto par opposition à culture financière ?

Le canal d’information ne renseigne en rien sur la qualité de celle-ci, même si certaines sources peuvent être considérées comme plus fiables ou sérieuses que d’autres. De ce point de vue, 89 % des jeunes interrogés (Figure 5) considèrent avoir une culture financière faible ou moyenne, seuls 5 % d’entre eux estimant avoir une culture financière forte. Or les détenteurs de cryptoactifs sont beaucoup plus nombreux à juger que leur niveau de culture financière est moyen ou élevé (85,9 %) que les non-détenteurs (48,9 %).

Cependant, il s’agit là d’un niveau auto-estimé, subjectif, qui pourrait être le signe d’un biais de sur-confiance, bien connu en finance comportementale. C’est la raison pour laquelle il convient de comparer avec le niveau de connaissances réel, objectif, mesuré par le score obtenu à un test de connaissances financières. Pour ce faire, nous avons attribué une note de culture financière à chaque individu sondé, sur la base de douze questions, permettant d’établir une note sur 20.

La moyenne obtenue à ce score est de 14 sur 20 pour les non-détenteurs et s’élève à 17 sur 20 pour les investisseurs en cryptoactifs (Tableau 1), cette différence entre les deux groupes étant statistiquement significative.

Le différentiel d’autoévaluation est donc au moins partiellement justifié. Mais le sens de la causalité reste à déterminer. Est-ce le fait d’avoir investi qui amène les détenteurs de cryptos à s’intéresser à la finance et à se former ou est-ce le fait d’avoir une bonne culture financière qui suscite la confiance et incite à investir?

De la connaissance à la détention

Alors que 91 % des sondés ont entendu parler des « cryptomonnaies » et que la moitié d’entre eux possède une bonne connaissance du sujet (rappel : 46 % ont répondu correctement aux quatre questions sur les monnaies numériques), seuls 6,8 % ont franchi le pas d’acquérir des cryptoactifs. S’ils en avaient les moyens financiers (en bénéficiant d’un don de 1 000 euros), ce taux pourrait s’élever à 11 %. L’âge et le genre ont un effet très prononcé sur le taux de détention. Rappelons que les mineurs n’ont, en théorie, pas le droit de détenir un compte, mais la domiciliation à l’étranger des sites permet d’investir à n’importe quel âge pour peu que l’on dispose de quelques moyens. En dépit de la faisabilité de l’acquisition à tout âge, les investisseurs sont évidemment plus nombreux à l’université qu’au collège ou au lycée. Autre élément marquant : il s’agit majoritairement d’hommes (13,6 % d’entre eux en détiennent, contre 1,7 % pour les femmes).

Par ailleurs, en lien avec l’idée d’une connaissance des cryptos acquise en dehors du cadre familial et éducatif, la catégorie socioprofessionnelle (CSP) des parents n’est pas un puissant déterminant de la détention. Mais si l’on se concentre sur la culture financière des détenteurs, au-delà de l’information qu’ils ont pu obtenir sur les cryptos, les origines de cette culture apparaissent beaucoup plus diversifiées. Les sites, les amis, la famille demeurent des sources majeures (Figure 6). Le poids des influenceurs semble moins dominant. Autrement dit, ces derniers touchent indistinctement toutes les populations et génèrent de ce point de vue une sorte de démocratisation de la finance, mais la culture financière générale s’acquiert bien au-delà de leur influence spécifique. Notons que les conseillers financiers, le système éducatif et les médias traditionnels, dont on pourrait attendre une pédagogie adaptée et de qualité, semblent loin de toucher massivement cette jeune population.

Enfin, les détenteurs de cryptoactifs se distinguent aussi des non-détenteurs par l’intérêt qu’ils portent aux nouvelles technologies et aux questions économiques (Figure 7 et Figure 8), davantage qu’à l’écologie. Ainsi, parmi les détenteurs, 48 % considèrent que les nouvelles technologies sont un sujet très important, contre 24 % seulement pour les non-détenteurs de cryptomonnaies.

Objectif d’épargne et investissement en cryptoactifs

Dans l’ensemble, les jeunes mettent de l’argent de côté majoritairement pour des projets, soit de long terme (retraite, achat d’un logement, etc.), soit de court terme (études, permis de conduire, voyage, etc.). L’idée de précaution n’est pas dominante. Et s’enrichir rapidement n’est pas non plus une priorité pour la majorité des sondés. Cette motivation n’est très forte que pour 20,7 % d’entre eux. Cependant, ce taux s’élève à 29,6 % chez les détenteurs de cryptos (Figure 9 et Figure 10).

Toutes ces caractéristiques ne sont évidemment une bonne nouvelle ni pour les banquiers, ni pour les cabinets de gestion de patrimoine. Si les jeunes représentent rarement la principale clientèle-cible, ils prennent l’habitude d’acquérir des actifs financiers en se passant des conseils des professionnels en BtoC et des traditionnels canaux de distribution. Voilà qui donne à réfléchir sur la manière de conquérir cette future clientèle patrimoniale, à la recherche de rentabilité et qui privilégie les réseaux sociaux et les plates-formes en ligne.

 

1. Ipsos pour KPMG (2023), Web 3 et crypto en France et en Europe.

2. Australian Securities and Investment Commission (2022), Retail Investor Research, août.

3. Financial Industry Regulatory Authority (2023), Gen Z and Investing : Social Media, Crypto, FOMO, and Family, mai.

4. Pour des raisons de vocable courant, le terme « cryptomonnaie » a été privilégié dans le questionnaire, même si le caractère « monétaire » de ces actifs est évidemment peu avéré.

5. Banque de France (2023), La culture financière des Français s’améliore progressivement d’après de nouvelles études menées par la Banque de France, décembre.

  • Mise à jour le : 28/10/2024

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