Conjoint : la justice est aussi patrimoniale
Par Pascal Pineau, dirigeant de AF2P (Atelier Formation Pascal Pineau)
Tout est parti fin 2023 d’une proposition de loi qui, sur le fond au moins, a fait largement consensus. Certains agissements particulièrement graves doivent à tous niveaux trouver punition. Nous allons explorer le volet civil de la loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille (n° 2024-494, 31 mai 2024) qui a, par ailleurs, eu l’immense mérite d’accueillir en cours de route une autre évolution souhaitable. Avec des effets bénéfiques sur la maîtrise du sort des avantages matrimoniaux.
Oui, tout est parti d’une proposition de loi à l’Assemblée nationale (n° 1961) déposée le 5 décembre 2023 avec un objectif principal clamé haut et fort : elle « permet d’étendre les cas d’ingratitude qui s’appliquent en cas de donation entre vifs (article 955 du Code civil) au droit des régimes matrimoniaux, afin d’empêcher la personne qui a commis un crime en tuant son conjoint d’hériter de ce dernier ».
Utile initiative venant combler une lacune assez évidente de la loi en sanctionnant le conjoint que le contrat de mariage favorise indûment au regard de son comportement, à l’époque du sang et des larmes.
Initiative nécessaire ? Les terribles statistiques des violences domestiques en général et conjugales en particulier militent avec suffisamment de force pour que nous considérions la chose ainsi.
Régler la mire…
Si la référence à l’ingratitude susceptible de frapper les transmissions entre vifs n’était pas des plus heureuses, l’idée directrice avait au moins le mérite d’être claire, puisqu’il s’agissait de priver celui des époux qui ne les méritait pas des avantages que l’autre lui avait consentis aux jours heureux. Le travail parlementaire consistant à polir les belles et bonnes idées en chassant le diable qui se cache dans les détails, nos députés, les premiers, ont utilement substitué à la référence initiale un renvoi aux articles relatifs à l’indignité successoral, « substitution [qui] resserre le dispositif sur les cas où une condamnation pénale a été prononcée ».
Il a été rappelé au passage légitimité historique – elle « existe dans le Code civil depuis 1804 » – et portée du mécanisme – une « peine civile, de nature personnelle et d’interprétation stricte », selon les termes de la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 18 décembre 1984, n° 83-16.028). Une inspiration solide, à n’en pas douter.
Si l’inspiration a donc basculé vers les articles 727 et suivants du Code civil, le choix de textes autonomes s’est imposé, comme ensuite la nécessité de compléter le dispositif à la marge afin de gérer le sort de l’ensemble des avantages matrimoniaux dans les tristes situations visées.
Déchéance automatique…
L’articulation duale de la nouvelle indignité matrimoniale s’ancre dans le modèle proposé pour les héritiers – ou plutôt contre certains d’entre eux. Dans les cas les plus graves, la perte des avantages matrimoniaux sera automatique ; dans les autres cas visés, la chose devra être demandée.
Aux termes du premier aliéna de l’article 1399-1 nouveau du Code civil, « l’époux condamné, comme auteur ou complice, pour avoir volontairement donné ou tenté de donner la mort à son époux ou pour avoir volontairement commis des violences ayant entraîné la mort de son époux sans intention de la donner est, dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial, déchu de plein droit du bénéfice des clauses de la convention matrimoniale qui prennent effet à la dissolution du régime matrimonial ou au décès de l’un des époux et qui lui confèrent un avantage ».
Ainsi par exemple une clause d’attribution intégrale de la communauté au conjoint survivant sera-t-elle annihilée par la réforme, ce qui apparaîtra tellement naturel au regard des circonstances que beaucoup se demanderont comment un tel mécanisme a pu mettre aussi longtemps pour s’installer en droit français.
Le second alinéa de l’article pose l’utile précaution d’une déchéance applicable, y compris dans l’hypothèse d’un décès de l’époux qui a commis les actes mentionnés. Ainsi, s’agissant des avantages matrimoniaux visés, l’époux coupable ne pourra ni les emporter au paradis (destination douteuse) ni en faire bénéficier les siens, notamment en présence d’une famille recomposée.
La déchéance imposée dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial que nous venons d’évoquer peut être demandée dans d’autres situations.
… ou sur demande
S’il n’est pas nécessaire de revenir sur la mécanique, identique, il faut, aussi pénible soit la chose, égrener les situations visées par une déchéance devenue facultative. Suivons l’article 1399-2 nouveau du Code civil dans la litanie des horreurs…
Peut, au cas particulier, être sanctionné l’époux con-damné :
« 1° Comme auteur ou complice de tortures, d’actes de barbarie, de violences volontaires, de viol ou d’agression sexuelle envers son époux ;
2° Pour témoignage mensonger porté contre son époux dans une procédure criminelle ;
3° Pour s’être volontairement abstenu d’empêcher un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle de son époux d’où il est résulté la mort, alors qu’il pouvait le faire sans risque pour lui ou pour les tiers ;
4° Pour dénonciation calomnieuse contre son époux lorsque, pour les faits dénoncés, une peine criminelle était encourue. »
La déchéance « est prononcée par le tribunal judiciaire à la demande d’un héritier, de l’époux de la personne condamnée ou du ministère public. La demande doit être formée dans un délai de six mois à compter de la dissolution du régime matrimonial ou du décès si la décision de condamnation ou de déclaration de culpabilité lui est antérieure, ou dans un délai de six mois à compter de cette décision si elle lui est postérieure » (C. civ., art. 1399-3).
SAV du temps passé
Il convient de noter que, très logiquement, l’époux déchu « est tenu de rendre tous les fruits et revenus résultant de l’application des clauses de la convention matrimoniale qui lui confèrent un avantage et dont il a eu la jouissance depuis la dissolution du régime matrimonial » (C. civ., art. 1399-4). Il ne doit profiter en rien d’une situation qu’il a provoquée par un comportement que nos mœurs ne peuvent admettre.
Et si le tour de la situation est désormais fait s’agissant des avantages prenant effet à la dissolution ou au décès, il n’en reste pas moins que le législateur a voulu combler une autre lacune des textes antérieurs.
… et rééquilibrage en valeur
En effet, les avantages matrimoniaux prenant effets pendant l’union ne sont pas visés par les textes précédents. Aussi ont-ils bénéficié d’un traitement à part, assez original à vrai dire.
En cas d’apport à la communauté de biens propres de l’époux de la personne condamnée, « la communauté doit récompense à l’époux apporteur » (C. civ., art. 1399-5).
Outre les apports nombreux que pourrait occasionner le choix d’une communauté universelle, la clause vise chaque clause d’ameublissement, aussi minime qu’en soient les effets, et elle opère une compensation en valeur – valeur dont la détermination pourra poser ponctuellement question, en l’absence de précisions dans le texte.
On notera un choix quelque peu différent de celui fait dans le cadre de la réforme des successions et libéralités de 2006 : l’entrée dans le Code de celle qu’on appelle souvent la « clause alsacienne » avait consacré la reprise en nature des biens apportés à la communauté en cas de divorce (C. civ., art. 265, al. 3).
Bien que parente, cette solution n’est pas universelle puisqu’elle a vocation à s’appliquer uniquement « si le contrat de mariage le prévoit ». La récompense prévue à l’article 1399-5 du Code civil a, en revanche, vocation à jouer dans toutes les situations que la loi vise, de plein droit ou sur demande selon la gravité de ce qui est reproché au conjoint.
La transition est toute faite vers le divorce, pour quelques mots introduits en commission. Mais quels mots, puisqu’ils conduisent tout simplement à une liberté contractuelle retrouvée ! Ainsi le projet de loi a-t-il accueilli en cours de route une mesure réclamée depuis un certain temps déjà.
Utile passager clandestin
Le sujet, abordé déjà par votre serviteur dans ces colonnes(1) nous mène, cette fois, dans l’hypothèse d’un divorce, avec comme question centrale les modalités de maintien des avantages matrimoniaux prenant effet à la dissolution du régime, ces derniers étant par principe révoqués de plein droit (C. civ., art. 265, al. 2).
Quand la « volonté contraire de l’époux qui les a consentis » doit-elle être constatée ? Le texte précisait simplement qu’elle devait l’être « dans la convention signée par les époux et contresignée par les avocats ou par le juge au moment du prononcé du divorce » – et elle rendait alors irrévocables l’avantage maintenu.
On le sait, la Cour de cassation a fait le choix étrange, s’agissant de la participation aux acquêts, d’écarter une clause prévoyant, en cas de dissolution du régime pour une autre cause que le décès des époux, que « les biens affectés à l’exercice effectif de la profession des futurs époux lors de la dissolution, ainsi que les dettes relatives à ces biens, seront exclus de la liquidation » (Cass. 1re civ., 18 décembre 2019, n° 18-26.337 ; dans le même sens, Cass. 1re civ., 31 décembre 2021, n° 19-25.903). Des décisions « régimicides », condamnant peu ou prou la participation aux acquêts !
La reconnaissance d’un avantage matrimonial prend effet à la dissolution juste pour le plaisir sadique de l’exécuter aussitôt, dès lors que le conjoint qui l’avait accordé refusait bien évidemment devant le juge de le maintenir en dépit de ses engagements contractuels. Les députés ont d’abord, en riposte, proposé un amendement visant exclusivement cette clause d’exclusion des biens professionnels du calcul de la créance de participation dans le cadre d’un divorce.
Au fil de l’eau néanmoins, une approche à la fois plus large et plus juste s’est dégagée des débats. Quelques mots pour redonner au contrat une prééminence qu’aucune décision n’aurait dû lui ôter en la matière. Un court membre de phrase qui rouvre les portes de l’adaptation et permet d’échapper à un dogmatique partage égal des acquêts réalisés : la fameuse volonté de maintenir l’avantage prenant effet à la dissolution du régime ou au décès peut être « exprimée dans la convention matrimoniale ».
Pour un grand ouf de soulagement ! Si le contrat doit être altéré par la loi aux extrêmes, il doit, en revanche, être respecté dans les autres moments, fussent-ils difficiles. Il nous semble que le législateur a fait un choix équilibré, que la pertinence des notaires rédacteurs devra utiliser à propos.
Ça tombe bien !
Une position d’autant plus appréciable pour la participation aux acquêts – bien que les communautés conventionnelles soient aussi concernées – que la Cour de cassation vient tout récemment d’augmenter les enjeux d’une telle clause en considérant qu’il y avait lieu, sous ce régime, à la prise en compte au sein des acquêts de la valorisation apportée à une entreprise préexistant au mariage par l’activité de l’entrepreneur (Cass. 1re civ., 13 décembre 2023, n° 21-25.554 à propos d’une pharmacie : « lorsque l’état d’un bien a été amélioré, fût-ce par l’industrie personnelle d’un époux, il doit être estimé, dans le patrimoine originaire, dans son état initial et, dans le patrimoine final, selon son état à la date de dissolution du régime, en tenant compte des améliorations apportées, la plus-value ainsi mesurée venant accroître les acquêts nets de l’époux propriétaire »).
Justice à tous les étages
A une heure où il est beaucoup question de justice, sociale ou fiscale par exemple, où le mot se pare parfois d’une majuscule sans la mériter, la loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille frappe juste, à défaut de justice immanente en ce bas monde. Elle affirme que le crime ne paie pas non plus entre époux, comblant une lacune assez évidente.
Signalons pour finir, parce qu’il y a aussi la fiscalité dans la vie, la modification intervenue à l’occasion des articles L 247 du livre des procédures fiscales et 1691 bis du Code général des impôts ouvrant à un époux la possibilité d’être déclaré tiers à une dette fiscale dont il est en principe solidaire s’il démontre qu’il ignorait la fraude fiscale commise par son conjoint et n’en a pas tiré profit.
1. « Participation aux acquêts : l’avantage perdant », Profession CGP n° 49 (avril-mai-juin 2020).
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