La grande répression financière
Par Eric Bourguignon, directeur des activités sur titres pour compte de tiers, membre du directoire de Swiss Life Asset Managers France
Le temps est révolu où les puissants, à l’image de Philippe le Bel, conduisaient au bûcher leurs créanciers pour résoudre leurs problèmes d’endettement. Mais si les mœurs ont changé, les réflexes de nos dirigeants restent invariablement les mêmes lorsqu’ils sont confrontés à une situation de surendettement. Ils font supporter à leurs créanciers le poids de leur incurie, comme le prônait en son temps J.M. Keynes dont souvent ils s’inspirent, en réclamant « l’euthanasie des rentiers ».
Les dernières années marquées par une montée sans précédent de l’endettement mondial illustrent une fois encore cette constante de l’histoire économique. Elles constituent même un modèle du genre par l’ampleur, la diversité et la sophistication des moyens employés par les Etats pour parvenir à leurs fins.
Une montée sans précédent de l’endettement mondial
Mesurer l’endettement au niveau mondial s’avère être un exercice particulièrement délicat. On observe pour cette raison des écarts considérables entre les chiffres de l’endettement global publiés par les divers organismes chargés de les établir.
Reste que par-delà ces divergences, tous s’accordent pour considérer que l’endettement mondial atteint des records historiques aussi bien en terme absolu que rapporté au produit intérieur brut de la planète.
Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le stock mondial de dette des agents non financiers culminait ainsi, fin 2018, à 178 trillions (178 milliers de milliards) de dollars alors qu’il s’élevait à 112 trillions en 2007 à la veille de la crise financière. Il représenterait aujourd’hui 217 % du PIB global, soit 37 % de plus qu’il y a dix ans.
Cette dynamique de l’endettement a, en outre, sensiblement évolué au cours de cette période.
Elle trouve désormais sa principale source dans la zone émergente après avoir longtemps été entretenue par les pays développés, comme l’atteste la BRI pour qui les pays émergents sont responsables de près de 60 % de la hausse de l’endettement enregistrée au cours de la dernière décade.
Elle résulte, par ailleurs, de la montée en puissance de l’endettement privé qui a progressé de 37 trillions de dollars en dix ans et dont l’encours totalise aujourd’hui 65 % de la dette accumulée dans le monde. Toujours selon la BRI, sur ces 37 trillions, les trois quarts proviendraient de l’augmentation de l’endettement des entreprises non financières, le quart restant provenant de celui des ménages.
Pays développés : vers une stabilisation de l’endettement à haut niveau
Qu’ils aient été dépassés par les pays émergents dans la course à l’endettement au cours des dix dernières années ne signifie pas que les pays développés aient cessé de recourir massivement à cette forme de financement.
Bien au contraire. Ils ont en effet vu leur dette (hors secteur financier) passer de 95 à 124 trillions de dollars entre 2007 et 2018, soit de 235 % à 270 % de leur PIB. Ces chiffres globaux masquent cependant d’importantes disparités selon les pays considérés. Entre l’Allemagne qui a connu une baisse de son ratio de d’endettement et le Japon dont la dette totale flirte avec les 400 % de son PIB, le fossé est en effet immense. Cette vue d’ensemble occulte également la divergence généralement observée entre l’évolution de l’endettement public et celle de l’endettement privé.
Dans la plupart des pays occidentaux, l’accroissement des déficits publics destiné à relancer l’économie et à secourir les banques s’est, en effet, traduit par une hausse sans précédent de l’endettement public rapporté au PIB, tandis que le ralentissement économique a fortement limité le recours à l’emprunt dans le secteur privé, notamment dans les pays ayant subi un éclatement de la bulle immobilière (Etats-Unis, Royaume-Uni). Toutefois, la France est l’un des rares grands pays à avoir, à la fois, connu une envolée de son endettement public, passé de 65 % à près de 99,4 % de son PIB entre 2007 et 2018, comme de son endettement privé qui a simultanément bondi de 157 à 203 %.
Pays émergents : d’abord il y a la Chine…
La Chine, dont l’endettement était anecdotique au début de la crise, se situe désormais au centre du processus d’endettement de la zone émergente. Sur les 36 000 milliards de dollars d’accroissement de l’endettement de la zone, 27 000 sont dus à la Chine, dont le stock de dettes a effectivement été multiplié par six en dix ans.
Pour l’essentiel, cette montée de l’endettement chinois résulte avant tout de la hausse considérable de l’endettement des entreprises, qui a progressé en absolu de 55 % depuis 2007 pour atteindre 153 % du PIB, et c’est bien là que le bât blesse. Car cet endettement, souvent destiné à financer les secteurs peu porteurs de « l’ancienne économie » (industries lourdes) et la spéculation immobilière, représente une réelle menace sur la stabilité financière du pays et cela pour au moins deux raisons. Il repose en partie sur le développement de la finance « de l’ombre » qui met souvent directement en relation prêteurs peu avertis et emprunteurs peu scrupuleux.
Mais il expose surtout le système bancaire à un dangereux renforcement de ses créances douteuses au grand dam des autorités de Pékin. Quoi qu’elle soit moins spectaculaire, l’évolution de l’endettement dans le reste du monde émergent n’en est pas moins préoccupante. Elle résulte d’abord, comme en Chine, d’une hausse marquée de l’endettement privé. Elle s’accompagne ensuite d’une envolée des dettes à court terme dont une fraction significative est libellée en dollars. Ce phénomène rend particulièrement vulnérables les pays concernés durant les périodes d’accroissement de l’aversion pour le risque, comme l’année 2018 l’a encore démontré.
Durant de telles périodes, souvent marquées par un renchérissement du dollar, ces pays voient, en effet, le fardeau de leur dette en devises mécaniquement augmenter une fois converti en monnaie locale. Ils peinent, par ailleurs, à refinancer dans de bonnes conditions la part de leur dette qui arrive à maturité ce qui, dans les cas les plus extrêmes, peut finir par menacer leur solvabilité.
L’impératif du désendettement
La spirale de l’endettement dans laquelle le monde est engagée n’est pas tenable à terme. Toutes les études montrent, en effet, que l’excès de dettes finit par engendrer un ralentissement de la croissance qui se traduit à son tour par une hausse supplémentaire de l’endettement. Il obère la capacité des emprunteurs publics ou privés à faire face à leurs échéances. Il oblige les plus fragiles d’entre eux à contracter de nouveaux emprunts pour rembourser leurs dettes, enchaînement caractéristique des situations dites de Ponzi Finance, telles que définies par l’économiste Hyman Minsky connu pour ses travaux portant sur les crises financières.
On comprend donc que le désendettement se situe désormais plus au moins ouvertement au centre des politiques économiques dans la plupart des pays et que les Etats aient fait feu de tout bois pour essayer d’enrayer cette spirale. Ils ont ainsi dans les premiers temps de la crise ressorti les vieilles recettes keynésiennes pour stimuler l’économie. Puis ils ont inversement imposé des politiques d’austérité budgétaire aux effets désastreux sur l’activité et l’emploi dans les pays du sud de l’Europe. Ils ont aussi tenté de ranimer l’inflation pour réduire la valeur réelle de la dette et donc le fardeau de ceux qui l’ont contracté, pour l’instant sans succès. Mais surtout, ils ont presque tous massivement recouru à ce que les économistes appellent la Répression Financière, pour tenter de s’extirper de cette mauvaise passe.
Le concept de répression financière
La répression financière est un terme générique qui désigne l’ensemble des manipulations auxquelles se prêtent les Etats pour alléger le poids de leur dette. Elle vise essentiellement à maintenir artificiellement les taux d’intérêt en dessous de leur niveau d’équilibre, autrement dit du niveau qu’ils atteindraient si ces manipulations n’existaient pas. Ce faisant, elle permet à l’Etat de réaliser de substantielles économies en diminuant ses charges d’intérêt. La répression financière peut même contribuer à réduire l’encours des dettes existantes lorsqu’elle aboutit à des taux d’intérêt réels négatifs, ce qui survient lorsque les taux d’intérêt deviennent inférieurs au taux d’inflation. Elle devient dans ce cas « l’équivalent d’un impôt, c'est-à-dire un transfert des créanciers aux emprunteurs, dont l’Etat » (Reinhart, Kirkegaard et Sbrancia, juin 2011). Utilisée avec efficacité par les Etats-Unis à la sortie de la Seconde Guerre mondiale pour réduire son excès d’endettement, puis par bien d’autres pays, la répression financière peut revêtir différentes formes.
Elle peut consister à orienter plus ou moins autoritairement les flux d’épargne vers l’Etat pour lui permettre de se financer à bon compte, et donc de réduire ses déficits sans diminuer ses dépenses. Elle s’appuie généralement dans ce but sur la mise en place de nouvelles réglementations dites macro-prudentielles, réglementations qui, à l’image des accords de Bâle III ou de la directive Solvabilité II adoptés dans la foulée de la crise des subprimes, favorisent par essence les investissements des institutions financières en titres d’Etat au détriment de leurs financements orientés vers le secteur privé.
Mais l’arme privilégiée des politiques de répression financière au cours des dernières années a essentiellement porté sur la manipulation directe des taux d’intérêt à travers la politique monétaire. Voilà pourquoi les banques centrales se situent désormais au centre de ces politiques.
Retour sur les politiques monétaires non conventionnelles
Les banques centrales ont cherché à exercer une pression sur les taux d’intérêt à un stade très précoce de la crise financière. Leurs interventions se sont toutefois limitées dans un premier temps à leur cadre habituel, c’est-à-dire au marché interbancaire, marché des prêts de trésorerie entre banques qui exerce une influence sur l’ensemble de la gamme des taux courts.
Pour tenter d’atténuer les tensions qui se manifestaient sur ce marché elles ont ainsi multiplié les avances au système bancaire qui était confronté à une crise de liquidité majeure. Ces mesures s’étant montrées inefficaces, elles ont entamé un cycle de baisse de leur taux directeurs, taux auxquels elles effectuent ces avances aux banques ou rémunèrent leurs avoirs monétaires.
Ces interventions leur ont permis de ramener les taux directeurs à des niveaux qu’ils n’avaient encore jamais atteints. A l’image de la Banque centrale européenne, cinq d’entre elles portèrent même certains de leurs taux en territoire négatif, territoire qu’ils n’ont pas quitté depuis lors !
A partir de mars 2009, la politique de répression financière dans laquelle les banques centrales s’étaient déjà engagées prit, à l’initiative de la Fed, une nouvelle dimension. En décidant d’acquérir en six mois, 300 milliards de dollars d’obligations d’Etat par simple création de monnaie, la banque centrale américaine sortait en effet de son aire d’intervention habituelle limitée aux taux courts pour initier un mouvement sans précédent de manipulation des taux longs, mouvement qui allait faire école.
Une à une les grandes banques centrales se mirent effectivement à emboîter le pas à l’institution dirigée alors par Ben Bernanke en sortant de leur remise la planche à billets qui leur avait si souvent permis de soulager leur tuteur étatique dans leur histoire.
Mécanique de la répression
Le mécanisme par lequel ces politiques monétaires, dites non conventionnelles, agissent sur le niveau des taux d’intérêt à long terme est d’une grande simplicité. En procédant à des achats massifs de titres sur le marché obligataire, les banques centrales provoquent en effet un déséquilibre entre l’offre et la demande de titres qui engendre un renchérissement artificiel de leurs cours et donc une baisse de leur taux, puisque prix et taux évoluent en sens inverse en matière obligataire.
Comptablement, ces acquisitions donnent lieu à une double écriture dans les livres de la banque centrale qui procède à de telles opérations. La première vise à enregistrer les achats qu’elle effectue à l’actif de son bilan. La seconde consiste à créditer du montant correspondant le compte à vue du vendeur de ces titres, que ce vendeur soit l’Etat lui-même ou un établissement bancaire.
Par ce geste, la banque centrale ajoute donc sur le compte courant du vendeur une somme qui quelques instants auparavant n’existait pas. Elle crée véritablement de la monnaie à partir de rien, quantité de monnaie qui contribue instantanément à gonfler d’autant le volume de monnaie en circulation.
Compte tenu du pouvoir illimité de création monétaire dont elles disposent, les banques centrales peuvent donc quasiment piloter à leur guise le niveau des taux longs. Elles peuvent en particulier freiner leur hausse ou provoquer leur baisse en recourant à la création de monnaie nécessaire pour y parvenir et comme nous allons maintenant le montrer, elles ne se sont pas privées de le faire.
Toujours plus de monnaie
L’examen de l’évolution du stock de titres détenus par les principales banques permet de se faire une idée précise des efforts colossaux qu’elles ont consentis pour écraser le niveau des taux d’intérêt à long terme. Elless ont globalement consacré depuis 2009 plus de 11 000 milliards de dollars pour mettre en œuvre leur politique de répression financière. La Fed et la Banque du Japon (la BoJ) qui ont chacune acquis environ 3 500 milliards de dollars de titres sur cette période sont celles qui ont consacré le plus de moyens à cette politique. Mais cette égalité dans l’effort n’est qu’apparente. Si l’on rapporte les moyens engagés aux PIB des pays concernés, on s’aperçoit que la Banque du Japon est la banque centrale qui a poussé le plus loin cette logique de répression. Son portefeuille de titres représente en effet près de 90 % du PIB de l’Archipel tandis que celui de ses consœurs s’élève environ à 20 % du PIB de leur zone d’influence respective.
Pour procéder à ces achats les banques centrales ont évidemment dû s’engager dans une fuite en avant monétaire sans précédent puisqu’à chaque dollar, d’euro, de yen ou de livre de titres achetés correspond un montant équivalent de monnaie créée.
On estime que pour financer leur programme de quantitative easing, mais aussi effectuer leurs avances au système bancaire, voire comme la Chine, manipuler le cours de leur devise, les banques centrales, ont ainsi créé près de 17 000 milliards de dollars.
Cette création monétaire effrénée s’est traduite par un accroissement de plus de 20 % de la base monétaire mondiale, autrement dit du stock de monnaie créé par les banques centrales, qui culmine désormais approximativement à 35 % du PIB global !
Les taux sous une chape de plomb
Les politiques de répression financière conduites sur la plupart des continents ont incontestablement eu l’impact recherché sur le niveau des taux des dettes souveraines. Depuis leur mise en place on observe en effet un écrasement généralisé des taux des emprunts d’Etat dans les pays où elles ont été appliquées.
Dans une étude récente, la BCE estime par exemple que la mise en place de son programme d’achats de titres a permis de réduire de 1 % le niveau du taux des emprunts d’Etat à 10 ans en Allemagne, de 1.6 % en France, et surtout de 2.05 % en Espagne et de 2.26 % en Italie !
Sans son intervention, les taux italiens frôleraient donc les 5 %, ce qui rendrait la situation financière de ce pays intenable à terme. Cet écrasement généralisé du rendement des dettes souveraines a également eu deux autres conséquences notables.
Il a d’abord engendré mécaniquement un véritable affaissement des rendements sur le marché de la dette privée en incitant les investisseurs en quête de rendement à arbitrer leurs emprunts d’Etat au profit des obligations émises par les entreprises privées généralement mieux rémunérées.
Il a ensuite permis de maintenir en territoire négatif durant de longues périodes les taux nominaux et les taux réels dans la plupart des pays, configuration au demeurant caractéristique des situations de répression financière.
Mais si sur le plan technique, les politiques de manipulation de taux d’intérêt adoptées par les banques centrales ont bien eu les effets escomptés, elles ont, en revanche, comme nous l’avons vu, totalement échoué dans leur mission ultime, à savoir enrayer la dynamique de l’endettement mondial.
Echec des politiques de répression financière
La raison essentielle de l’échec des politiques de répression financière, consistant finalement à pratiquer à grande échelle la spoliation des créanciers au profit des débiteurs, résulte indéniablement de leur incapacité à avoir provoqué le surcroît de croissance et d’inflation qui seul aurait pu enclencher une baisse tendancielle des ratios dette/PIB dans le monde.
Malgré le maintien des taux d’intérêt au plancher et la multiplication des injections de liquidités pratiquées, la croissance n’a pas connu d’accélération notable et l’inflation est restée désespérément sage au cours des dernières années. Depuis la mi-2018 on assiste même à un ralentissement marqué de la croissance et à un tassement de la hausse des prix dans les pays qui sont allés le plus loin dans la logique de répression.
En allégeant artificiellement la charge d’intérêt des emprunteurs, ces politiques ont par contre agi comme une formidable incitation à s’endetter pour les Etats comme pour les ménages et les entreprises. Quand par le jeu des taux d’intérêt négatifs, on s’enrichit en s’endettant, comment eut-il d’ailleurs pu en être autrement ? Comment s’étonner que les Etats préfèrent s’endetter plutôt que de poursuivre l’assainissement de leurs comptes ? Comment s’étonner que les agents privés recourent massivement au crédit pour financer aussi bien leurs activités spéculatives que leurs activités les moins productives ?
Loin d’avoir desserré l’étau de la dette, elles se sont ainsi paradoxalement traduites par une aggravation du problème de l’endettement, aggravation que reflète la divergence croissante entre l’évolution de la croissance du PIB nominal (c’est-à-dire du PIB augmenté de l’inflation) et l’évolution du stock de dette mondiale.
Les politiques de répression financières ne se sont donc pas seulement montrées inefficaces. Elles sont également largement responsables du phénomène de financiarisation de nos économies et de la fragilisation du système financier qui en découle.
Vulnérabilité du système financier
Premier facteur de fragilisation, les marchés financiers. A défaut d’être parvenues à réveiller l’inflation sur les marchés des biens et des services, les politiques monétaires ultra-accommodantes des banques centrales (doux euphémisme souvent utilisé pour désigner la fuite en avant monétaire dans laquelle elles se sont engagées) ont en effet joué un rôle certain dans la flambée des cours observée sur certains compartiments de la cote. Pour le comprendre, il suffit de rappeler que la manne déversée par les banques centrales n’a cessé d’alimenter les marchés financiers en liquidités. Pour s’en convaincre il suffit d’observer la parfaite corrélation constatée entre l’évolution de la base monétaire mondiale et la progression des grands indices actions.
Mais là n’est cependant l’essentiel. Comme le soulignait récemment le Fonds monétaire international dans son dernier rapport annuel sur la stabilité financière dans le monde (GSFR), ces politiques ont surtout profondément altéré la santé du système financier lui-même. Elles ont en effet entraîné une dangereuse dégradation de la qualité moyenne des emprunteurs qui expose leurs créanciers à un retournement de la conjoncture et à une remontée des taux d’intérêt.
Elles ont donné au marché hautement spéculatif des prêts à effet de levier une ampleur qu’il n’aurait pas connue dans d’autres circonstances. Elles ont renforcé le lien entre le secteur bancaire et les Etats, ainsi que la volatilité des marchés de capitaux, comme la crise émergente de l’an dernier l’a encore illustré. Conscientes des « rendements décroissants » de leurs interventions et de leurs effets déstabilisants potentiels, certaines banques centrales ont donc entamé un timide processus de normalisation de leur politique monétaire. Mal leur en a pris.
Tentative de normalisation
Première à avoir mis sous contrôle l’ensemble de la gamme des taux d’intérêt, la Fed est aussi la banque centrale à s’être engagée le plus loin dans ce processus de normalisation. Dès octobre 2014, elle a effectivement mis fin à l’augmentation de ses achats de titres, avant d’initier en décembre 2015 un cycle de remontée de ses taux directeurs. En octobre 2017, elle a entamé un programme de réduction de son bilan consistant à ne réinvestir que partiellement les titres de son portefeuille arrivant à échéance.
Fin décembre 2018, elle avait ainsi porté de 0,25 à 2,50 % le taux des Fed Funds et réduit de 500 milliards de dollars son stock d’obligations accumulé au fil du temps.
A l’image de la Fed, la BoE (la Banque d’Angleterre) a elle aussi fait quelques pas sur la voie de la normalisation qui l’ont d’abord conduite à stabiliser son bilan puis à procéder à une petite hausse de 0,25 % de son taux de base.
Arrivée en retard sur le « marché de la répression » (la mise en place de son programme d’achats de titres ne date que de mars 2015), la Banque centrale européenne a attendu décembre dernier pour mettre fin à l’accroissement de ses achats de titres. Mais de nombreux mois devront encore s’écouler avant qu’elle s’attelle à la réduction de son portefeuille d’obligations et se résigne à relever ses taux directeurs, car pour elle comme pour ses illustres consœurs, le temps n’est déjà plus à la normalisation. Au vu de leurs décisions récentes et de leur déclaration on peut même d’ailleurs se demander s’il le redeviendra un jour !
Un monde sans fin
Face au coup de semonce de la fin 2018 sur les marchés financiers, et à la multiplication des signes de ralentissement de l’activité, les banques centrales, qui affirmaient encore en décembre vouloir poursuivre contre vents et marées sur la voie de la normalisation, ont opéré en début d’année un revirement à 180 degrés de leur politique.
Prenant acte du climat économique et financier particulièrement anxiogène qui avait marqué les derniers mois de 2018, mais aussi peut-être des remontrances du fougueux Président américain qui ne manque jamais une occasion de blâmer son prétendu rigorisme, la Fed annonçait en effet le 30 janvier qu’elle renonçait à toute hausse des Fed Funds en 2019. Elle s’engageait en outre dans la foulée à stopper la réduction de son bilan dès l’automne, soit plus d’un an avant l’échéance initialement prévue.
Le 7 mars dernier, la BCE lui emboîtait le pas en déclarant que ses taux directeurs resteraient également inchangés jusqu’à la fin 2019 et en tout cas « aussi longtemps que nécessaire pour assurer la poursuite de la convergence durable de l’inflation vers des niveaux inférieurs à, mais proches de 2 % à moyen terme ». Et comme pour enfoncer le clou, elle confirmait même qu’elle lancerait en septembre prochain une nouvelle série d’opérations trimestrielles de refinancement à long terme ciblées (targeted longer-term refinancing operations, TLTRO), mettant de fait fin à sa politique de normalisation monétaire, moins de trois mois après l’avoir enclenchée…
Depuis, la Banque de Suède et la Banque du Canada ont, à leur tour, repoussé toutes perspectives d’un resserrement monétaire. La BoJ a déclaré qu’elle avait « l’intention de maintenir le niveau actuel extrêmement bas des taux d’intérêt à court et long terme pendant une période prolongée ». Conséquence de ce virage accommodant, l’univers des obligations d’Etat offrant des rendements négatifs s’est brutalement élargi et dépasse désormais les 9 000 milliards de dollars.
Dès les premiers craquements boursiers, dès les premiers signes de retournement de la conjoncture, les banques centrales se sont ainsi trouvées dans l’obligation d’interrompre leur processus de normalisation, comme l’on pouvait s’y attendre.
Faute d’avoir resserré leur politique monétaire durant la phase ascendante du cycle économique, elles ont porté si loin la dépendance de l’activité, des marchés et des emprunteurs à la liquidité et aux taux bas qu’elles ont rendue impossible tout retour en arrière. Elles nous ont, en quelque sorte, condamnés à la répression financière à perpétuité.
Les illusions perdues
Dans une récente interview, Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI, puis gouverneur de la Banque de France, considérait que parmi les erreurs de politique économique commises depuis une quarantaine d’années dans les pays avancés, la pire était sans doute d’avoir « cru que la création de monnaie par les banques centrales allait être un facteur de croissance ». L’expérience de ces dernières années constitue à n’en pas douter la meilleure illustration de cette thèse.
Malgré les moyens inouïs qu’elles ont déployés, les banques centrales ont en effet incontestablement échoué à mettre fin à la baisse tendancielle de la productivité des facteurs de production qui frappe le monde occidental, principale cause de l’apathie de nos économies, et dont l’origine remonte bien avant la crise financière.
En tardant à normaliser leur politique, elles ont en revanche favorisé un boom d’endettement historique et dangereusement fragilisé le système financier. La répression financière n’a en somme résolu un problème de surendettement que par un surcroît de dette !
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