Les enjeux de souveraineté européenne
Par Thomas Friedberger, directeur général adjoint de Tikehau Capital
Face à des défis économiques communs, tels que les crises financières, les chocs économiques et les crises sanitaires, sans oublier les conflits géopolitiques, la question de souveraineté européenne revient plus que jamais sur le devant de la scène. Si les questions économiques et commerciales sont au cœur des enjeux, l’Union européenne cherche à protéger ses intérêts économiques, à renforcer son autonomie industrielle et à promouvoir l’innovation.
Depuis la pandémie de Covid 19 et le retour des conflits géopolitiques, l’expression de « souveraineté européenne » revient très fréquemment dans la rhétorique des dirigeants et leaders d’opinion. En effet, ces événements ont mis en lumière une dépendance à des biens et services provenant de pays tiers, et une nécessité pour l’Europe d’y pallier.
(Re)définir la souveraineté européenne
Avant toute chose, il convient de revenir sur la définition de souveraineté européenne. Dans le dictionnaire, la souveraineté se définit comme l’exercice du pouvoir sur une zone géographique et sur la population qui l’occupe, ou encore comme le caractère d’un Etat qui n’est soumis à aucun autre Etat. La souveraineté concerne donc a priori des Etats, alors que l’Europe n’en est elle-même pas un.
Mais ce n’est pas tout : elle est composée d’Etats qui se sont affrontés pendant des siècles durant, tant militairement et culturellement qu’économiquement, le tout pour leur propre souveraineté. Le fait même de parler de souveraineté européenne s’apparente donc à un oxymore. Si l’Union européenne avait un pouvoir sur les peuples d’Europe, les Etats qui la composent ne seraient alors pas souverains.
Il convient donc de considérer cette notion de souveraineté comme elle pourrait être redéfinie au XXIe siècle, dans un contexte où le monde entier est relié par des échanges qui, certes, sont en contraction, mais continueront d’exister. La « souveraineté 2.0 », c’est-à-dire celle qui pourrait exister actuellement pour des grandes puissances comme la Chine, les Etats-Unis, ou l’Inde, pourrait signifier la capacité à échanger avec ses partenaires en appliquant sur son sol et dans ses relations avec les autres ses propres principes, et sans devoir dénaturer ses valeurs. Cela suppose à la fois un certain degré d’autonomie, de résilience de son système économique et de rayonnement culturel, scientifique et académique. Même s’il est illusoire d’envisager pour un Etat au XXIe siècle une autonomie parfaite, la souveraineté suppose au minimum que les dépendances des autres dans certains domaines soient compensées par une réciprocité. Lorsqu’elle est définie de cette manière, au vu de l’histoire du continent, de ses valeurs et de sa situation actuelle, l’Europe doit en effet légitimement prétendre à construire cette souveraineté. Mais est-ce concrètement possible ?
(Re)penser la souveraineté européenne
Au niveau mondial, un retour de la souveraineté peut apparaître comme un paradoxe. A cet instant clé de l’histoire de l’humanité, où le besoin de trouver des solutions communes est primordial si l’on veut pallier la menace d’autodestruction (collaboration internationale, partage des savoirs et réforme de la propriété intellectuelle, décloisonnement de la connaissance, interdisciplinarité), le repli des économies sur elles-mêmes que sous-entend la prévalence de la souveraineté ne semble pas constituer une solution viable.
Pourtant, il se pourrait que la solution globale passe par une somme de solutions locales, sachant que la construction de résilience semble être la seule solution possible pour répondre aux excès du capitalisme mondialisé, ce dernier ayant généré une certaine vulnérabilité par une suroptimisation organisationnelle, sociale, financière et fiscale dont le seul objectif fut la création de valeur pour les actionnaires. Le capitalisme mondialisé dans sa forme actuelle (une recherche de croissance infinie rendue possible par la baisse continue des taux d’intérêt depuis près de quarante ans et la suroptimisation permise par la mondialisation) dysfonctionne au point de menacer la présence humaine sur cette planète. Ce modèle a dégradé la biodiversité, le climat. Il a creusé les inégalités tout en créant des bulles spéculatives et une mauvaise allocation de capital. En privilégiant l’efficience sur la résilience, ce modèle a hypothéqué le long terme au bénéfice du court terme. Les vingt prochaines années, parce qu’elles seront celles de la démondialisation et de taux d’intérêt plus élevés, verront la recherche de résilience dominer, avec comme conséquence un cycle de croissance plus faible, moins optimisé, utilisant moins de leviers et exigeant la prise en compte de l’épuisement des ressources naturelles.
Face à ce nouveau paradigme qui fait rimer mondialisation avec vulnérabilité, les entreprises doivent générer davantage de résilience : rapprocher la production du consommateur au lieu de la localiser dans les pays où les coûts sont les plus bas, payer leurs impôts dans les juridictions où elles opèrent, opérer avec des coussins de capitaux propres plus importants et moins de leviers pour faire face à l’incertitude.
La « relocalisation » et le retour des écosystèmes locaux permettent d’évoluer vers un modèle de croissance plus durable, moins optimisé. Pour créer cette résilience, les entreprises, les services publics et les Etats doivent investir en masse dans un certain nombre de domaines qui, parce qu’ils vont concentrer des besoins d’investissements considérables, constituent des mégatendances de croissance forte dans un monde de croissance faible. Cette recherche de résilience passe par la création d’écosystèmes plus locaux, avec une relocalisation de la production de biens et de services plus proche du consommateur. Elle sous-entend également une fiscalité dans les pays où l’activité est opérée et des niveaux de fonds propres moins optimisés pour faire face à l’incertitude. L’ère de l’ingénierie financière est révolue. Les entreprises et les Etats qui ne sauront pas se montrer cohérents sur le long terme subiront une contreperformance financière.
Dans ce contexte, la notion de souveraineté économique reprend son sens. Une souveraineté 2.0 qui ne consiste pas à se replier sur la notion de nation, mais plutôt à construire localement la résilience. Cette résilience est ce dont le monde a besoin pour passer le cap de l’adoption d’un modèle économique durable, avec en cas de succès local, la satisfaction de voir d’autres zones géographiques adopter le même modèle.
(Re)considérer la souveraineté européenne sous le prisme de l’investissement
Le point d’inflexion atteint dans la mondialisation ouvre sur le continent européen une opportunité d’investissement unique, et ce n’est pas un hasard si une grande majorité des principaux allocataires d’actifs mondiaux, des fonds souverains aux fonds de pension, cherchent à augmenter la part de l’Europe dans leurs investissements.
C’est maintenant au tour de l’Europe de montrer son potentiel en tirant avantage de la démondialisation pour construire un modèle plus résilient, et donc plus créateur de valeur. A quoi devrait donc ressembler la souveraineté européenne ? Selon nous, affirmer son leadership mondial dans des domaines qui génèreront une valeur financière considérable.
Dans un contexte de croissance plus faible, car moins optimisée, que représentera l’environnement économique des prochaines décennies, deux conditions seront nécessaires à la génération de performance financière.
La première réside dans la prise en compte de critères extra-financiers, sur laquelle l’Europe a clairement une longueur d’avance. La démondialisation lui ouvre en effet une voie alternative : la construction d’un modèle de croissance durable, plus local, permettant à ses entreprises de se développer sur l’ensemble du vaste marché européen. En s’affirmant comme leader mondial de l’investissement durable et de la transition énergétique, l’Europe validera son modèle de croissance et continuera son intégration.
La seconde est inhérente aux mégatendances structurelles de croissance : parmi celles que nous évoquons souvent chez Tikehau Capital, nous en avons identifié deux sur lesquelles l’Europe est parfaitement positionnée pour créer plus de valeur financière qu’ailleurs dans le monde.
Tout d’abord, le financement d’acquisitions par la dette privée. En effet, le financement des entreprises de taille intermédiaire est un sujet stratégique pour l’Europe. Ces entreprises représentent une part significative du PIB et des emplois de la région. Dans ce domaine, le financement direct par un fonds de dette privée offre une alternative aux émetteurs, entre émission obligataire sur les marchés de capitaux et emprunts proposés par les banques.
Ce marché global de plus de mille cinq cents milliards de dollars, dont un tiers en Europe, est en pleine expansion sur le vieux continent. Il vise à financer principalement, mais pas uniquement, des acquisitions d’entreprises. Dans un contexte où les banques sont plus conservatrices sur l’octroi de financements in fine pour des raisons réglementaires, et où rapidité, flexibilité, fiabilité riment avec stratégie efficace, le financement d’acquisitions par la dette privée, lorsqu’il est réalisé de manière sélective et disciplinée, s’impose comme un générateur de valeur financière significatif.
L’autre mégatendance que nous avons identifiée est la transition énergétique : pour atteindre les objectifs fixés par les accords de Paris, six mille milliards de dollars par an doivent être investis dans la transition énergétique d’ici 2050. 80 % de ce montant doit être investi dans la transformation de l’existant, par opposition à l’investissement dans des nouvelles technologies de rupture qui seront efficaces dans dix à quinze ans.
Il s’agit donc de flécher le capital vers l’efficience énergétique des bâtiments, des processus industriels et agricoles, des transports et vers la production d’énergies renouvelables. Cette mégatendance assurera une croissance soutenue aux entreprises capables d’apporter des solutions pour la transformation du système existant. Or aujourd’hui, une grande partie de ces apporteurs de solutions se trouve en Europe.
Favoriser un écosystème plus résilient pour accroître son rayonnement
L’autre condition du succès d’une souveraineté européenne est le renforcement de la résilience de son système économique. La liste de facteurs qui y contribueront est longue, et l’objet n’est pas de tous les citer, mais on peut notamment penser à effectuer des choix clairs au niveau européen sur les secteurs à privilégier en matière de politique industrielle, énergétique et de défense, ou encore établir des partenariats publics et privés efficaces pour investir dans ces secteurs qui nécessitent des investissements colossaux dans les prochaines décennies.
Un autre facteur de résilience majeur selon nous est lié à la cybersécurité. La technologie est en effet partout dans notre quotidien. Les enjeux de la cybersécurité n’en sont que plus importants. Les risques liés à la cybersécurité comptent probablement, avec les sujets de santé publique et du changement climatique, parmi ceux qui concernent le plus grand nombre d’êtres humains sur la planète.
Les besoins d’investissement sont tout aussi importants et la cybersécurité en Europe se met en place par l’intermédiaire d’un tissu serré de liens entre les apporteurs de capital, la sphère publique, les start-up et les grands groupes.
La souveraineté européenne est donc, selon nous, une réalité, qui se construira sur un modèle économique durable centré sur le rapport au vivant particulièrement bien adapté à la situation économique et climatique. Parce que ce modèle est la seule voie possible pour éviter la disparition de l’humanité sur cette planète, l’Europe exportera ce modèle et affirmera sa souveraineté de cette manière. La valeur économique ainsi créée sera considérable.
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