Fonds immobiliers : les grands oubliés de la réglementation européenne ?
Par Thomas Rochefort, associé Ethiket
S’il est un domaine ultra-dynamique ces derniers temps, c’est bien celui de la réglementation extra-financière. Entre taxonomie et loi énergie-climat, les législations mettant en avant les investissements durables ne manquent pas. Bien que nombreuses et variées, elles ne semblent guère adaptées à l’investissement immobilier. Pire encore, les fonds immobiliers ont été passablement négligés et certaines réglementations apparaissent même complètement en inadéquation avec la réalité du marché.
Face à ce constat, le 28 avril dernier, Ethiket, cabinet d’expertise sur l’lSR immobilier, l’investissement socialement responsable appliqué aux actifs immobiliers, a tenu à organiser un atelier participatif aux côtés de ses principaux clients, tous acteurs de l’immobilier responsable, comme Altixia REIM, Arkéa REIM, Atland Voisin, Epopée Gestion, Foncière Magellan, MyShareCompany, SwissLife Asset Manager, mais aussi des acteurs solidaires en contact direct avec l’usage social de la ressource immobilière, comme Habitat et humanisme, Fondacio et Kawaa. Il y eut matière à réflexion et à proposition, afin de trouver des réponses intelligentes à des questions mal posées !
Taxonomie européenne : un contexte réglementaire clair
Depuis une dizaine d’années, les réglementations visant à glorifier les investissements durables se sont multipliées. Ainsi, en 2015, les investisseurs sont priés d’être transparents sur la prise en compte des critères ESG et des risques pour le climat. En 2018, un plan d’action sur la finance durable est décidé à l’échelle européenne. Un an plus tard, c’est la réglementation Disclosure qui impose à tous les investisseurs de communiquer leurs informations relatives aux investissements durables et aux risques en matière de durabilité. En 2020, la fameuse taxonomie européenne publie le texte officiel, puis, en 2021, la stratégie de finance durable est renouvelée par la Commission européenne. Toutes ces actions poursuivent les mêmes objectifs. Le premier est de réorienter les flux de capitaux vers des investissements durables. Le deuxième est de gérer les risques financiers induits par le changement climatique, l’épuisement des ressources et la dégradation de l’environnement. Les problématiques sociales ne sont pas oubliées, mais elles sont repoussées à plus tard. Enfin, le dernier objectif est de favoriser la transparence et une vision à long terme dans les activités économiques et financières. Pour ce faire, les différentes réglementations instaurent un système de classification unifiée des activités durables. C’est la taxonomie. Elle crée des normes et des labels afin de valoriser les produits financiers durables et de favoriser l’investissement dans ces derniers. Elle permet aussi d’élaborer des indicateurs de référence en matière de durabilité. Avec elle, les investisseurs institutionnels et les gestionnaires d’actifs sont désormais dans l’obligation de répondre à certains critères de durabilité et d’améliorer la publication d’informations la concernant.
Ces deux dernières années ont été capitales dans l’application de ces différents textes. Ainsi, depuis le 10 mars 2021, la transparence est de mise, et les entités assujetties sont désormais obligées de publier des informations en matière de durabilité, ce qui devrait logiquement les inciter à favoriser les investissements durables. Applicable depuis le 1er janvier de cette année, la taxonomie vient classer les activités économiques considérées comme durables sur le plan environnemental.
Pour être considérée comme verte, une activité doit répondre à au moins l’un des six objectifs suivants : participer à l’atténuation du changement climatique, s’adapter au changement climatique, utiliser de manière durable l’eau et les ressources marines, avoir recours à l’économie circulaire, jouer un rôle dans la prévention de la pollution ou contribuer aux écosystèmes sains. Elle définit également des standards en termes de durabilité, limitant ainsi les risques de greenwashing.
Quid de l’immobilier ?
En Europe, le bâtiment représente l’un des secteurs les plus énergivores. Il est ainsi responsable d’environ 40 % de la consommation d’énergie et de 36 % des émissions de carbone. L’immobilier bénéficie donc d’une stratégie dite transitoire, basée sur des seuils en valeur absolue par typologie de bâtiments en se basant sur le top 15 % du marché local. La diminution, qui va devoir être progressive, prendra plusieurs années. Des seuils vont être fixés en ce qui concerne les consommations d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre en phase d’utilisation, ainsi que pour les matériaux utilisés pendant la construction. Concernant l’objectif d’atténuation au changement climatique, quatre activités sont concernées pour le secteur du bâtiment : la construction de nouveaux bâtiments, la rénovation de bâtiments existants, les mesures de rénovation individuelle et les services professionnels, et enfin l’acquisition et la gestion de bâtiments.
En d’autres termes, les acteurs de ces secteurs qui souhaitent s’aligner avec la taxonomie doivent à la fois contribuer à l’atténuation du changement climatique, mais aussi « ne pas infliger de dégâts significatifs » aux autres objectifs cités plus haut.
Une réglementation qui ne tient pas compte de la réalité
Pour résumer, la taxonomie européenne se veut un guide pour inciter à investir dans des activités durables. Dans un premier temps, cent activités économiques couvrant treize secteurs ont été identifiées et déclarées éligibles. Parmi elles, la construction, mais aussi la gestion et l’acquisition d’actifs immobiliers. Une aubaine pour les gestionnaires qui devraient y voir l’occasion de s’appuyer sur des critères techniques définis. Toutefois, ces critères, majoritairement basés sur la performance énergétique des bâtiments, ne sont pas adaptés à la réalité de l’immobilier. Ils empêchent de prendre en compte et de valoriser les actions d’un investisseur qui souhaite investir « pour » améliorer la performance énergétique d’un bâtiment.
En effet, dans la gestion d’actifs immobiliers, l’investissement initial n’est que le commencement de la responsabilité de l’investisseur. L’investissement « vertueux » (dans le sens de la durabilité) est celui qui permet à un patrimoine immobilier d’atteindre les exigences globales de performance énergétique (et il en va de même pour les émissions de GES).
Rappelons à ce sujet que le dernier rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) explicite que, pour les pays dits développés, l’action la plus importante de notre secteur concerne l’amélioration du parc immobilier existant devant la performance des nouvelles constructions. Or l’approche de la taxonomie européenne ne va pas considérer comme « durable » l’investissement du gestionnaire d’actifs dans l’amélioration de son parc. La contradiction est totale.
Autre point problématique, concernant la réglementation Disclosure cette fois : l’obligation de reporting est censée informer les investisseurs du niveau de prise en compte des enjeux extra-financiers. Le jargon professionnel identifie trois types de fonds, « article 6 » qui ne prend pas en compte cette dimension, « article 8 » qui promeut des caractéristiques environnementales et sociales, et enfin « article 9 » qui est un fonds durable. Cette distinction aurait dû être l’opportunité de faire valoir les actions mises en place par les gestionnaires d’actifs immobiliers et leur degré d’implication.
Cependant, après l’arrivée un peu rigide de cette réglementation et les questions que cela a soulevées, la Commission européenne a apporté des précisions qui annihilent cette bonne intention concernant les fonds immobiliers : en effet, la prise en compte, même partielle, d’un seul critère extra-financier (c’est-à-dire sans même le moindre engagement de performance), oblige le gestionnaire à classer le fonds en « article 8 ». Or il existe un critère classé comme extra-financier que tous les fonds immobiliers prennent en considération : la proximité d’un actif immobilier avec les nœuds de transports (en commun ou autres). Ainsi, techniquement, il n’existe aucun fonds immobilier qui puisse rester « article 6 ».
De l’autre côté, un fonds « article 9 » n’est pas un fonds qui fait progresser les performances extra-financières, mais un fonds qui investit « exclusivement » dans des produits durables. Or nous l’avons vu plus haut, un produit durable dans l’immobilier est un actif déjà performant.
Là encore, impossible pour un fonds immobilier qui veut faire progresser la performance de ses actifs de s’inscrire dans cette stratégie.
Pour être parfaitement précis, une démarche qui permet de s’inscrire dans « l’article 9 » paraît être une « exception » : celle de l’alignement avec les Accords de Paris. Ce point n’est pas suffisamment précisé par cette réglementation et expose le gestionnaire à un risque d’interprétation de la part du régulateur.
La conséquence de ces deux précisions apportées par la Commission européenne entre décembre 2021 et avril 2022 est que la réglementation ne permet absolument pas de discriminer les fonds immobiliers les uns des autres. Encore une fois, la contradiction est totale.
Des objectifs incohérents avec ceux du dispositif éco-énergie tertiaire
Le décret tertiaire, devenu dispositif éco-énergie tertiaire, va imposer aux gestionnaires d’entrer leurs consommations énergétiques de référence dans le but de les réduire progressivement vers un objectif final à remplir en 2050. Ainsi, en septembre prochain, ce sont des milliers de gestionnaires qui vont devoir reporter les consommations de leurs parcs respectifs.
Cependant, la taxonomie européenne et la nouvelle réglementation environnementale dite RE2020 pour la construction, restent sur des seuils définis en « énergie primaire ». Cette nuance, technique s’il en est, continue à générer de la confusion entre d’un côté, le pouvoir d’action du gestionnaire immobilier, et de l’autre, sa responsabilité. Pour enfoncer le clou sur ce point fondamental, rappelons qu’un bailleur (donc un gestionnaire d’actifs comme un fonds ou une foncière) n’a toujours pas le droit d’exiger d’avoir connaissance des consommations énergétiques de son locataire, alors que ce dernier est le premier « consomm’acteur » des performances énergétiques d’un bâtiment.
La nécessité d’une implication de tous et d’une démarche collaborative
Le dernier rapport du Giec prédit des conséquences planétaires catastrophiques si des actions concrètes et rapides ne sont pas entreprises à tous les échelons et dans tous les secteurs. Les acteurs de l’investissement immobilier doivent donc se mobiliser en urgence, et ce, en utilisant les expertises à disposition et… malgré la réglementation !
Il existe une première étape claire dans cette démarche, et elle demande de se positionner à l’origine de la stratégie d’investissement. Il s’agit de faire le tour de ce que la réglementation appelle les incidences négatives.
Avec l’accompagnement d’experts, il est possible de faire un premier tri sur les incidences que va avoir le patrimoine immobilier, et sur la seule base de la connaissance des impacts du bâtiment et de l’immobilier, de pouvoir lister ce que la finance va appeler des externalités, c’est-à-dire des enjeux extra-financiers, conséquences de l’activité même.
Une fois ces principales incidences négatives identifiées, le travail peut commencer, et il s’agit bien de mesurer et réduire.
Mesurer n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Contrairement aux investissements dans des valeurs cotées, les informations ne sont pas immédiatement disponibles. Elles sont bien réelles, et doivent être recherchées, mesurées directement et concrètement sur un immeuble. Mesurer permet d’établir, au gré des reportings, une mesure d’impact sérieuse et fiable. Pour autant, les ordres de grandeur permettent d’envisager le lancement de plans d’actions sans attendre, et de contribuer à la réduction de ces incidences.
Il est donc du ressort du gestionnaire d’actifs d’expliquer les principales incidences négatives qu’il choisit de mesurer et réduire, en fixant le plus clairement possible comment il les mesure et comment il compte les réduire.
« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ! », comme l’écrivait Nicolas Boileau. Plus les critères extra-financiers d’un fonds, a fortiori immobilier, seront pris en compte réellement par le gestionnaire et plus l’investisseur sera à même de comprendre comment ils le sont dans la documentation à sa disposition.
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