Après la crise sanitaire, le paysage économique et financier sera radicalement différent
Par Bastien Drut, stratégiste senior chez CPR AM (rédigé le 14 avril)
Les crises économiques sont souvent l’occasion pour des idées en gestation d’émerger et de prendre vie. C’est également souvent le moment où des barrières mentales disparaissent. La crise du coronavirus ne fait pas exception. La soudaineté et la force du choc économique causé par le coronavirus ont forcé les autorités politiques et monétaires à prendre des décisions d’une ampleur parfois inédite. Ainsi, de nombreuses idées ont déjà volé en éclat. Passons-en quatre en revue : les marges de manœuvre des banques centrales sont presque épuisées ; les règles budgétaires resteront rigides en Europe ; la solidarité européenne ne progressera plus ; le revenu universel ne sera jamais mis en place
Les marges de manœuvre des banques centrales sont presque épuisées
Avant la crise du coronavirus, l’idée que les marges de manœuvre des banques centrales étaient très restreintes était prégnante dans les milieux financiers. Dans le cas de la BCE, les capacités d’achats de titres de dettes souveraines paraissent limitées car le Conseil des gouverneurs s’était auto-imposé de ne pas détenir plus de 33% de la dette obligataire d’un Etat et de ne pas acheter de titres de dette des pays non-investment grade. Ces deux « limites » ont été balayées avec le PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme), le programme d’achat de 750 Md€ de titres publics et privés, car :
- l’Eurosystème achètera des obligations grecques (la Grèce n’est pas investment grade), alors que cela n’est jamais arrivée depuis que la BCE a commencé ses opérations de Quantitative Easing en mars 2015,
- la BCE respectera la règle de la clé de capital mais avec une approche flexible pour éviter les dislocations sur les marchés de la dette souveraine (il faut comprendre ici qu’elle ne permettra pas aux spreads souverains de s’écarter),
- les achats réalisés dans le cadre du PEPP ne seront pas pris en compte dans le calcul de la « limite de détention émetteur ».
Des interrogations du même type sur les capacités de la Fed se sont posées jusqu’à très récemment encore (en janvier de cette année, un article du Financial Times était intitulé « Economists fear US is approaching limit of monetary policy »). Pourtant, les mesures annoncées par la Fed pour faire face à la crise du coronavirus sont spectaculaires :
- elle a par exemple acheté 1195 Md$ de titres du Trésor en 4 semaines (du 16 mars au 10 avril), soit un montant supérieur au déficit fédéral sur les 12 derniers mois, et ses achats pourront aller aussi loin que nécessaire pour assurer une transmission efficace de la politique monétaire,
- elle a mis en place, conjointement avec le Trésor américain, plusieurs véhicules capables d’acheter des titres privés pour plusieurs milliers de milliards de dollars. Ces achats comprendront notamment des billets de trésorerie (commercial papers) mais aussi, pour la première fois, des obligations d’entreprises et des ETF majorité noté investment grade mais dont une partie sera noté high yield.
Au final, les banques centrales basculent dans une nouvelle ère et savoir si elles pratiquent la politique de type « helicopter money » est en train de devenir un débat sémantique.
Les règles budgétaires resteront rigides en Europe
Les règles budgétaires en Europe, inscrites dans le Pacte de Stabilité et de Croissance, ont régulièrement été sous le feu des critiques sur la dernière décennie. En particulier, les appels se sont multipliés en Europe pour que l’Allemagne, tenante de l’orthodoxie budgétaire sur le continent, mette un terme à sa politique de règle d’or (la fameuse politique de « Schwarze null ») afin que l’Europe tout entière puisse pêle-mêle lutter de façon plus énergique contre les risques de déflation, ceux liés au changement climatique ou encore au vieillissement de la population. La ténacité avec laquelle les pays du Nord de l’Europe ont défendu les règles budgétaires a longtemps laissé croire que celles-ci resteraient rigides en toutes circonstances.
Pourtant, le choc économique lié au coronavirus fait bouger les lignes. Le 23 mars, le Conseil européen, sur proposition de la Commission européenne, a activé la clause dérogatoire (« general escape clause ») au cadre budgétaire de l’UE. La « general escape clause », introduite dans le Pacte de Stabilité et de Croissance lors de sa réforme en 2011 et jamais activée depuis, a été prévue pour les situations de crise généralisée causée par une récession affectant l’Europe tout entière. Cette suspension des règles budgétaires permet aux Etats « la flexibilité nécessaire pour que soient prises toutes les mesures nécessaires » afin de soutenir les systèmes de santé et de protection civile et de protéger les économies des Etats-membres, notamment par « de nouvelles mesures discrétionnaires de relance et une action coordonnée ». Les Etats européens ont ainsi pu mettre en place des mesures de soutien budgétaire massifs. En Allemagne, le Bundestag a adopté une loi de finances rectificative permettant 156 Mds € de dépenses supplémentaires pour l’année 2020 (soit 4,5% du PIB). Le gouvernement allemand a également mis sur pied des programmes de garanties de prêts des entreprises, de prêts aux entreprises en difficulté et de prise de participation directe pour plusieurs centaines de millions d’euros.
Ici, il n’est pas interdit de penser que cette flexibilité budgétaire puisse être utilisée à nouveau dans le futur, notamment pour lutter contre le changement climatique, qui affecte tous les Etats européens.
La solidarité européenne ne progressera plus
Souvent discutée dans les cercles académiques, l’idée que les Etats de la zone euro puissent émettre de la dette de façon conjointe est longtemps restée dans les cartons. En pleine crise de la zone euro, la chancelière allemande Angela Merkel avait eu cette fameuse phrase : « Pas d’eurobonds aussi longtemps que je vivrai ». La crise du coronavirus a remis le projet sur le tapis. Neuf pays (dont la France, l’Italie et l’Espagne) ont écrit une lettre au président du Conseil européen le 25 mars pour demander l’émission de dette mutualisée, « car tous les pays font face à un choc externe asymétrique, dont personne ne porte la responsabilité, et dont les conséquences négatives sont supportées par tous ». Ces neuf pays ont été ensuite rejoints par la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, Chypre et la Slovaquie. Au final, seuls 5 des 19 pays de la zone euro (dont l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas) rejettent l’émissions d’eurobonds. Mais même dans ces pays, l’opinion publique n’est plus aussi réticente à l’idée d’eurobonds. Des journaux allemands tels que Der Spiegel critiquent notamment « l’égoïsme » de l’Allemagne (« Eurobonds: Deutschland ist unsolidarisch, kleingeistig und feige ») et même le Conseil des experts économiques qui conseille Angela Merkel est désormais partagé sur la question…
Si l’émission de dette conjointe ne verra peut-être pas le jour tout de suite en tant que telle, les pays de la zone euro sont parvenus le 9 avril à un accord sur une utilisation du Mécanisme de Stabilité Européen (MSE) par les pays qui en auraient besoin, dans la limite de 2% du PIB de chaque pays, mais avec une conditionnalité beaucoup moins stricte qu’en temps normal : alors que des mesures d’austérité étaient exigées jusqu’ici en contrepartie des prêts accordés par le MES, la seule condition pour le déblocage de prêts sera l’utilisation des fonds dans les dépenses de santé, de soins et de prévention liées au coronavirus.
Si l’accès au MES ne couvre pas les coûts liés à la crise économique générée par la pandémie, c’est en partie le cas dans la mise en place du programme SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) de financement européen du chômage partiel. Ce mécanisme temporaire fournirait une aide financière, sous forme de prêts accordés à des conditions favorables par l'UE aux États membres, à hauteur de 100 Mds € au total dans l’objectif de maintenir les emplois et d’amortir ainsi l'impact économique du coronavirus. L’Eurogoupe s’est également mis d’accord sur le fait de travailler sur un « fonds de relance » (Recovery Fund) pour « préparer et soutenir la reprise, en fournissant le financement à des programmes ayant pour objectif de faire redémarrer l’économie selon les priorités européennes et d’assurer la solidarité avec les Etats les plus affectés par la crise. »
Le revenu universel ne sera jamais mis en place
L’idée d’un revenu universel, qui assurerait à chacun un revenu lui permettant de satisfaire ses besoins primaires, fait partie du débat public depuis quelques années dans les pays développés. On la retrouvait par exemple dans le programme de l’ancien candidat à la primaire démocrate Andrew Yang ou en application dans une forme limitée en Italie. Le freedom dividend proposé par Andrew Yang prévoyait le versement de 1000$par mois à chaque adulte, quel que soit son statut professionnel, afin de lui permettre de « payer les factures, de s’éduquer, de lancer une entreprise, d’être plus créatif, de rester en bonne santé, de pouvoir déménager pour des raisons professionnelles, de passer du temps avec ses enfants ou de prendre soin des personnes que l’on aime. » Le revenu universel a été testé dans de nombreux pays (Finlande, France, Pays-Bas) mais n’a jamais été mis en application à grande échelle jusqu’ici. Pourtant, l’essence du concept se retrouve au coeur de la réponse des gouvernements à la crise actuelle. Par exemple, le gouvernement américain va distribuer de l’argent aux ménages (1200 $ par adulte et 500 $ par enfant, avec des conditions de revenu) afin que ces derniers puissent satisfaire leurs besoins les plus essentiels. Certes, le fait de distribuer des chèques à la population n’est pas nouveau : le plan de relance passé sous Obama en 2009 comprenait aussi un tel volet mais ce dernier était bien plus limité et ne représentait que 14,2 Md$, contre environ 300 Md$ pour le programme actuel. De plus, une deuxième série de distribution d’argent est à l’étude.
La crise du coronavirus a ravivé les demandes de mise en place d’un revenu universel en bonne et due forme. En Europe, le gouvernement espagnol a annoncé vouloir instaurer un revenu universel permanent « dès que possible ». Au Royaume-Uni, le Labour a introduit une motion à la Chambre des communes pour l’instauration d’un revenu universel temporaire.
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