Amortissement de l’usufruit : fin de partie pour le fisc
Par Florent Belon, Partner et responsable de l’ingénierie patrimoniale d’Olifan Group
Le Conseil d’Etat s’est prononcé pour la première fois depuis cinquante ans au sujet de la déduction fiscale des provisions pour amortissement en rendant une décision favorable au contribuable.
Un usufruit viager est amorti de façon linéaire sur une durée égale à l’espérance de vie de la personne physique sur laquelle il a été constitué. La position historique de l’administration est ainsi battue en brèche et des réclamations contentieuses peuvent être réalisées pour les résultats des exercices clos non encore prescrits (réclamation en 2019 BIC/BA/BNC : pour des impositions des revenus à compter de 2016 – IS : impôt acquitté en 2016) et qui seront d’autant plus faciles à obtenir si l’administration met à jour sa doctrine en intégrant la décision.
Bien que tirant ses sources dans le droit romain et codifié en droit français depuis le Code civil de 1804, le démembrement de propriété fait l’objet d’un renouveau pratique depuis quelques décennies. Il est bien entendu un outil juridique pertinent quant à son utilité économique, mais il est aussi un moyen habile d’y associer un traitement fiscal avantageux. Ceci est permis par la distinction entre la (nue-)propriété et la perception des revenus (usufruit) en leur affectant des règles ou des contribuables distincts.
La détention de l’immobilier d’entreprise ou le placement de trésorerie trouvent des solutions résidant dans la détention d’usufruit au sein de la structure d’exploitation.
Le traitement du démembrement au regard des règles privées fait l’objet de nombreux commentaires, même si elles peuvent rester complexes (notamment lorsque s’y mêlent les règles propres à l’assurance-vie ou encore au droit des sociétés). Le traitement comptable est, lui aussi, plutôt clair, s’appuyant sur les règles juridiques et l’analyse économique de ces droits démembrés. Reste la fiscalité, dont les règles fluctuent (voir notamment l’article 13-5 du Code général des impôts introduit en novembre 2012), ou encore dont l’appréciation administrative est à la traîne.
C’est notamment le cas pour ce qui est du traitement fiscal de l’usufruit au sein d’une comptabilité commerciale, en l’occurrence la déduction fiscale de sa provision pour amortissement.
D’une doctrine sourde à une jurisprudence claire
Les juges ont eu à se prononcer plusieurs fois déjà sur les critères à remplir pour être qualifié fiscalement :
- d’actif pouvant être inscrit comme immobilisation (CE, 21 août 1996) ;
- d’actif amortissable (CE, 4 avril 1979 et 1er octobre 1999).
A la lumière de ces principes, les praticiens (1) étaient alors persuadés de l’éligibilité de l’usufruit qui est l’idéal-type de l’actif répondant à ces critères. Des arrêts ont même été rendus très ponctuellement (2) sur cette question, mais jusque-là le Conseil d’Etat n’avait pas été saisi postérieurement à sa doctrine établie lors des arrêts mentionnés ci-dessus.
Lors de la mise en ligne de la base BoFip en septembre 2012, l’administration s’est contentée de reprendre ses positions énoncées dans la documentation de base des années 1990, s’appuyant elle-même sur des jurisprudences remises en cause depuis : « Les éléments mobiliers ou immobiliers dont une entreprise industrielle ou commerciale a la jouissance en qualité d'usufruitier ne font pas partie de son actif. Cette entreprise, dès lors, ne peut pratiquer aucun amortissement à raison de ces éléments. Elle est seulement admise à déduire de ses bénéfices les charges supportées par elle, au cours de l'exercice pour satisfaire à ses obligations d'usufruitier (CE, 16 novembre 1936 n° 48224, RO, 6587 et CE, 8 novembre 1965 n° 63472, RO, p. 426). À l'inverse, un bien possédé en nue-propriété peut figurer dans un actif commercial et donner lieu en conséquence à amortissement (CE, 5 octobre 1977 n° 04718). » (3)
Les règles des bénéfices agricoles (4), de l’impôt sur les sociétés (5) et également des bénéfices non commerciaux (6) étant les mêmes, cette position leur était transposable.
Mais le Conseil d’Etat a rendu un arrêt en date du 24 avril 2019 (7) par lequel il revient totalement sur les décisions mentionnées dans la doctrine administrative en tirant les conséquences de ses analyses précédentes au sujet des critères d’inscription à l’actif et d’amortissement.
Les faits
Un contribuable détient le droit d’usufruit viager d’un bien immobilier loué en meublé. L’activité relève par conséquent (8) de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux. Le contribuable a déduit de son résultat imposable une dotation aux amortissements. L’administration a remis en cause l’amortissement du droit d’usufruit viager. La Cour administrative de Nancy avait validé la déduction des provisions pour amortissement de l’usufruit viager portant sur le bien immobilier. Le Conseil d’Etat confirme.
Le raisonnement du Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat s’appuie sur la nature de droit d’application du droit fiscal. En effet, bien que des dérogations existent (9), le droit fiscal ne définit pas la réalité juridique ou économique, il s’appuie sur d’autres droits dits de qualification (droit civil, droit commercial, droit comptable).
L’article 38 quater de l’annexe III au Code général des impôts dispose ainsi que « Les entreprises doivent respecter les définitions édictées par le plan comptable général, sous réserve que celles-ci ne soient pas incompatibles avec les règles applicables pour l’assiette de l’impôt ».
Bien évidemment, cette règle est transposable aux bénéfices agricoles, bénéfices non commerciaux et impôt sur les sociétés. Est ainsi cité l’article 322-1 du plan comptable général dans sa rédaction applicable à la période concernée : « 1. Un actif amortissable est un actif dont l’utilisation par l’entité est déterminable. / 2. (…) / L’utilisation d’un actif est déterminable lorsque l’usage attendu de l’actif par l’entité est limité dans le temps. Cet usage est limité dès lors que l’un des critères suivants, soit à l’origine, soit en cours d’utilisation, est applicable : physique, technique juridique. (…) ».
Conséquence en est tirée qu’« un élément d’actif incorporel ne peut donner lieu à une dotation annuelle à un compte d’amortissement que s’il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l’entreprise, que ses effets bénéfiques prendront fin à une date déterminée. »
Par conséquent un élément d’actif incorporel ne peut donner lieu à une dotation annuelle à un compte d’amortissement que s’il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l’entreprise, que ses effets bénéfiques prendront fin à une date déterminée.
Or l’usufruit est notamment défini par :
- l’article 595 du Code civil : « L’usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit » ;
- et aux termes de l’article 617 du même code : « L’usufruit s’éteint : / Par la mort de l’usufruitier ; (…) ».
La conclusion est alors que l’« l’usufruit viager est limité dans le temps et qu’il est, en tant que droit réel, cessible. Ses effets bénéfiques diminuent chaque année. Dès lors, la valeur de l’usufruit viager est dégressive avec le temps et cette dépréciation peut justifier un amortissement. »
Cette position est totalement applicable à un usufruit à durée fixe dont le terme est non seulement déterminable (lié à un événement à venir) mais déterminé (lié à un terme daté) (10). La source du démembrement, légale ou contractuelle n’a pas d’incidence le raisonnement s’appuyant uniquement sur la nature de ce droit.
Ne pouvant plus contester la règle, l’administration ne pourra désormais plus qu’en contester :
- l’environnement (abus de droit classique L. 64 ou aussi L. 64 A du Livre des procédures fiscales pour en ce qui concerne ce dernier des actes réalisés à compter de 2020) ;
- les modalités de détermination (évaluation de l’actif et durée d’amortissement).
Mauvaise joueuse, elle pourrait être tentée, comme trop souvent, de murmurer au législateur d’introduire une disposition supplémentaire d’« autonomie du droit fiscal » consistant à refuser la déductibilité fiscale de cet amortissement…
Durée de l’amortissement
Le Conseil d’Etat n’écarte pas l’amortissement d’un usufruit viager au prétexte que sa durée ne serait pas définie contractuellement en un terme certain. Il énonce qu’« Il est […] possible de déterminer la durée prévisible des effets bénéfiques d’un usufruit viager en tenant compte de l’espérance de vie de son titulaire, estimée à partir de ces tables de mortalité [Insee]. » (11)
En présence d’un usufruit viager, s’il est détenu par une personne morale, ce dernier prendra néanmoins fin, au plus tard, trente ans à compter de son attribution à une personne morale (12). Par conséquent le plan d’amortissement ne pourra dépasser trente ans.
Et pour les revenus fonciers ?
Les revenus fonciers ne comportent pas de déduction fiscale d’amortissement (13). Le rapport CAP 2022 a proposé l’introduction d’une déduction au titre de l’amortissement (14) dans le cadre d’un régime unifié pour toutes les locations de logements : « création d’un régime de droit commun unique pour les investisseurs autorisant la déduction des charges de propriété et d’un amortissement ».
Dans cette hypothèse, qui ne s’est pas concrétisée à ce jour dans un projet de loi ou même une déclaration officielle, l’amortissement devrait être forfaitaire. En effet, en l’absence de tenue d’une comptabilité commerciale pour les loueurs une règle d’amortissement forfaitaire devrait être retenue, sous forme d’un pourcentage de la valeur du logement ou encore d’un pourcentage des loyers bruts, comme l’était feue la déduction forfaitaire (15).
Par conséquent, cette décision n’a à ce jour aucune portée favorable pour les usufruitiers relevant alors des revenus fonciers. Et le traitement des usufruitiers serait, dans l’hypothèse d’un amortissement forfaitaire, moins favorable que celui de pleins propriétaires (16), ou tout au plus identique alors qu’il connaît une dépréciation certaine de son actif.
Le régime des revenus fonciers reste donc fidèle à sa réputation de régime très défavorable, soutenable uniquement en raison d’un faible rendement (hypothèse peu enthousiasmante), de travaux déductibles importants ou d’engagements (conventions Anah) et/ou investissements contraignants (dispositifs de réduction d’impôt). L’usufruitier ne fait pas exception.
1. M. Cozian, Fl. Deboissy, Précis de fiscalité des entreprises : LexisNexis, coll. Précis fiscal, 2012-2013, n° 284. - J. Turot, L'usufruit d'actions peut s'amortir : BF Lefebvre 6/97, p. 374. - P. Fernoux, Monsieur le juge, persistez... l'usufruit est un bien amortissable : BF Lefebvre 2/98, p. 77. - A. Raynouard, P. Cénac, Acquisition par la société d'exploitation de l'usufruit de l'immeuble d'entreprise détenu par le dirigeant : Act. prat. stratégiepatrimoniale 2010, dossier 5.
2. TA Poitiers 21 novembre 1996 – CAA Bordeaux 19 décembre 2005 – CAA Nancy 14 juin 2007
3. BOFiP-impôts BOI-BIC-AMT-10-20 n°260
4. Article 72,I du Code général des impôts commenté au BOI-BA-BASE-20-30-10-10 n°1
5. Article 209,1 du Code général des impôts commenté au BOI-IS-BASE n°1
6. Article 93,1° - 2 du Code général des impôts commenté au BOI-BNC-BASE-50 n°1
7. CE n°419912 mentionné aux tables du recueil Lebon
8. Activité régulière : avant 2017 et la mention de la location meublée à l’article 35 du Code général des impôts les locations meublées ponctuelles sans récurrence même faible relevaient des revenus fonciers.
9. Dispositions conceptualisées sous le terme d’« autonomie du droit fiscal » par le doyen Trotabas. Voir notamment Defrénois 15 oct. 2005, p. 1479 Frédéric Douet
10. Sous réserve de l’interprétation des conséquences de la disparition de la personne morale sur laquelle l’usufruit a été constitué Marc Iwanesko : « Fusion de sociétés : conséquences de l'absorption d'une société titulaire d'un usufruit » BPAT 02/08 Editions Francis Lefebvre
11. Sa référence à l’article 669 du Code général des impôts apparaît néanmoins surprenante pour justifier cette position. Il s’agit de juridisme ou du moins d’une volonté de positivisme juridique déplacé. Le seul fondement ici est une donnée démographique qui n’est pas liée aux dispositions de cet article. On rappellera la déconnexion totale entre l’espérance de vie effective et le barème de l’ancien article 762 du Code général des impôts, et la distorsion qui perdure en l’absence de distinction de sexe et en présence de tranche d’âge d’une décennie.
12. Cass. Civ. 3 07 mars 2007 – Cass. civ. 3 26 septembre 2018
13. Quand bien même les immeubles seraient détenus par une société civile semi-transparente tenant une comptabilité commerciale.
14.https ://fichiers.acteurspublics.com/redac/pdf/20_07_2018_12_52_59Rapport_CAP22.pdf proposition n°11 « se loger à moindre coût » page 73
15. de 14 % supprimée à compter des revenus de l’année 2006.
16. La valeur de l’usufruit base de l’amortissement forfaitaire étant plus faible que celle de la pleine propriété
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