Les CGP face aux défis de la tutelle familiale
Par Jacques Delestre, partner d’Olifan Group, Laetitia Fontecave, directrice de l’association France Tutelle, et Federico Palermiti, directeur association Alzheimer Monaco
Devenir ou être vulnérable, en raison d’un handicap, de l’âge ou d’un accident de la vie n’est ni une projection aisée, ni une situation à vivre enviable. Pour autant ne pas prévoir, dans la mesure du possible, des modalités d’anticipation permettant de définir les contours de sa protection future, c’est prendre le risque de la subir. Pour ceux bénéficiant déjà d’une mesure de protection judiciaire, c’est souvent confier à sa famille ou ses proches de lourdes responsabilités.
Etre tuteur familial c’est un métier, celui des tuteurs professionnels qui y consacrent leur temps, leur expertise, leur réseau et qui renouvellent sans cesse leurs connaissances. Qu’en est-il alors des familles qui exercent une activité professionnelle, assument la charge et l’éducation de leurs enfants, tout en s’engageant dans la mission de tuteur familial pour leurs parents, grands-parents, amis… ? Quel serait le rôle de la société, des entreprises, des professionnels pour soutenir, conseiller et accompagner ces femmes et hommes de l’aide familiale ?
Ces questions spécifiques de la vulnérabilité semblent concerner toutes personnes, autant dans sa sphère familiale que professionnelle. Dès lors, elles sont révélatrices d’un enjeu : celui des aidants-tuteurs familiaux en France.
La tutelle familiale : un véritable enjeu de société
La France compte 11 millions d’aidants familiaux qui assument une aide quotidienne auprès de leur proche vulnérable handicapé ou vieillissant. Parmi ces aidants, 400 000 sont des tuteurs familiaux nommés et contrôlés par le juge des tutelles pour administrer les affaires personnelles et patrimoniales de leur proche, et garantir la protection de la personne vulnérable. Depuis la loi du 5 mars 2007, les tribunaux cherchent dans l’environnement familial la personne susceptible de remplir le rôle de tuteur, afin de favoriser une approche plus humaine et moins traumatisante de la tutelle pour la personne dans l’incapacité de gérer sa vie et ses biens – qu’elle soit mineure, âgée ou handicapée – et d’alléger également le coût pour la société.
Le vieillissement de la population et la volonté du législateur de promouvoir la priorité familiale dans l’exercice des mesures de protection judiciaires sont donc vecteurs d’un développement certain du nombre de familles touchées par la tutelle d’un proche.
Des familles sous le poids des obligations
Ces familles relèvent quotidiennement le défi d’assumer une charge lourde de responsabilités en bénéficiant très partiellement de formation, d’information ou de soutien dans l’exercice de leurs missions. Leur isolement et l’absence de réseau clairement identifié, susceptible de leur apporter un service et des conseils avisés, renforcent les risques encourus dans la gestion des biens et la protection de la personne vulnérable.
Une récente étude statistique du ministère de la Justice (1) démontre que les familles exercent des mandats de protection plus exigeants en matière de protection patrimoniale. En effet, les données prouvent que deux-tiers des familles administrent un ou plusieurs biens immobiliers, ainsi que des avoirs financiers plus importants que dans le cas d’un mandat qui serait exercé par un tuteur professionnel.
Le mandat judiciaire impose aux tuteurs familiaux des obligations légales qui sont renforcées par l’existence même d’un patrimoine et de ressources conséquentes qu’il s’agit alors d’administrer avec diligence, prudence et de façon avisée.
Le respect de ces obligations sont garanties, à la fois au travers des accords préalables que les tuteurs familiaux doivent solliciter auprès de l’instance judiciaire pour certains actes patrimoniaux et aussi par son contrôle annuel de leur gestion. Ces diligences auxquelles les tuteurs familiaux sont tenus requièrent la maîtrise d’un langage propre à l’institution judiciaire, des connaissances techniques et juridiques qui ne peuvent s’improviser.
Ces familles conscientes des charges qui sont les leurs, et des responsabilités qui sont engagées, sont à la recherche d’un réseau d’experts leur apportant des solutions concrètes répondant aux enjeux de leurs missions élargies à la sphère familiale, patrimoniale, successorale, médico-sociale…
Le rôle majeur des conseils en gestion de patrimoine
Le développement de la vulnérabilité et les enjeux qui y sont liés ne sont pas sans incidence sur le métier de conseil en gestion de patrimoine, tant sur la partie conseil que la partie courtage. Lors du recueil d’informations préalable à la réalisation d’un audit patrimonial global, il devient fréquent de tomber sur des problématiques de vulnérabilité difficiles à appréhender sans une solide expérience. La responsabilité du conseil ou du courtier pourrait être engagée, notamment en cas de proposition d’investissement au profit de personnes dont la vulnérabilité n’est pas encore avérée mais latente.
La gestion du patrimoine des personnes sous protection judiciaire demande également une expertise particulière qu’ont su développer certains cabinets. Le conseil doit savoir faire face parfois à certains membres d’une famille qui contestent les choix du tuteur familial et attaquent en responsabilité le conseil du tuteur. Ce peut être, notamment, le cas d’héritiers contestant le choix d’une rente viagère. Le conseil doit aussi intégrer que la mise sous protection judiciaire d’une personne est souvent un traumatisme pour les familles parfois désemparées et qui attendent de leur conseil en gestion de patrimoine une proximité et une expertise rassurantes.
Par ailleurs, intervenir auprès d’un tuteur familial oblige de maîtriser la définition des actes de disposition et d’administration qui n’est pas toujours très claire pour un néophyte et même pour un professionnel. Savoir rédiger une requête auprès d’un juge paraît simple, mais pour avoir une réelle chance qu’elle aboutisse, il convient d’en maîtriser la technique et connaître parfois les habitudes et exigences des juges des tutelles.
Les professionnels du patrimoine sont et seront confrontés aux problématiques de la vulnérabilité actuelle ou à venir des familles qui attendront d’eux un champ d’expertise dans ce domaine, à deux niveaux : en amont et au cours de la mesure de protection judiciaire.
Avant l’apparition d’une situation de la vulnérabilité, c’est une réflexion anticipative et prospective qui est attendue du professionnel du patrimoine : maîtriser les dispositifs d’anticipation existants et devenir l’un des acteurs de leur promotion. De même, lorsque la vulnérabilité est déjà installée, c’est une expertise sur la connaissance des dispositifs de protection et des obligations en résultant qui est à encourager.
D’où l’enjeu pour ces professionnels, dont le rôle peut être majeur dans la gestion du patrimoine de personnes vulnérables, de se former et de se faire accompagner. Citons, par exemple, le DU de Gestion de patrimoine des personnes protégées de l’université de Nice Sophia-Antipolis et l’accompagnement proposé par l’association France Tutelle.
Une association nationale reconnue d’intérêt général au service des familles : France Tutelle
Touché personnellement par la cause, Jacques Delestre a créé l’association France Tutelle, en septembre 2015. Il a exercé les missions de tuteur familial et constaté que son expertise et son réseau s’étaient révélés insuffisants pour répondre à tous les besoins de son proche et à ses obligations de tuteur familial.
France Tutelle est l’association nationale indépendante et reconnue d’intérêt général qui vise le soutien et la représentation de tous les aidants-tuteurs familiaux en France. Conscient des contraintes financières pesant dans le secteur associatif, le conseil d’administration de France Tutelle a élaboré un modèle économique basé sur le mécénat et obtenu la reconnaissance d’intérêt général permettant la déduction fiscale des dons versés par les donataires.
Un premier réseau d’entreprises partenaires est mobilisé par France Tutelle autour de la cause associative, tels qu’Olifan Group, Global Sport…
En septembre 2018, un partenariat de soutien « Premium » avec le groupe Covea, premier groupe assureur en France, marque un engagement fort de l’entreprise pour soutenir la cause et rechercher les réponses à l’enjeu sociétal de la vulnérabilité et de la tutelle en France.
Une première réponse a été d’élaborer avec l’assureur MMA une assurance responsabilité civile spécifique couvrant les missions et le champ des responsabilités des tuteurs familiaux. Cette responsabilité civile est incluse dans l’adhésion souscrite par les tuteurs familiaux souhaitant bénéficier des services de l’association.
L’association apporte de l’information en amont de la mesure de protection judiciaire, pour promouvoir les dispositifs d’anticipation aux mesures de protections judiciaires et, faire prendre conscience aux futurs tuteurs-familiaux des impacts que la mesure de protection judiciaire exerce sur la sphère familiale, personnelle, patrimoniale… Au cours de l’exercice de la mesure de protection, l’association met en place auprès des tuteurs familiaux un appui technique leur permettant de bénéficier d’une guidance et de conseils pour assumer plus sereinement leurs missions.
Cet accompagnement requiert une approche humaine basée sur l’écoute et la prise en compte globale de la situation du tuteur familial et de la personne qu’il protège. Il s’agit d’outiller le tuteur familial pour qu’il embrasse toutes les dimensions que le mandat lui impose et l’orienter si nécessaire vers des professionnels experts s’inscrivant dans cette approche pluridisciplinaire.
Ces professionnels experts font partis d’un réseau que l’association anime et référence pour leur expertise dans le domaine de la vulnérabilité et leur éthique. Ce réseau de soutien à la cause vise le développement, par l’échange et la formation, de leurs savoir-faire et savoir-être au bénéfice des familles.
Pour une approche interprofessionnelle de la vulnérabilité
La diversité et la complexité des situations rencontrées obligent pour les conseils en gestion de patrimoine un élargissement du champ des préconisations patrimoniales à celles extrapatrimoniales. Elles impliquent également de davantage s’engager vers une collaboration interprofessionnelle indispensable pour apporter une réponse globale aux familles. C’est tout l’esprit des conférences interprofessionnelles portées par France Tutelle en partenariat avec MMA Expertise Patrimoine sur tout le territoire. Ces conférences sur le thème « Le mandat de protection future : prévoir les conséquences juridiques de la vulnérabilité. Choisir plutôt que subir » réunissent un groupe interprofessionnel composé d’un conseil en gestion de patrimoine, un notaire, un expert-comptable et un représentant des familles au travers de France Tutelle. Il en est de même du comité d’experts mis en place par France Tutelle en 2018.
Regroupant des spécialistes reconnus du champ académique et universitaire (droit, philosophie…), des acteurs judiciaires (juges, notaires, avocats…), des professionnels de l’accompagnement (gestionnaires d’établissements et de services, mandataires judiciaires, médecins…) et des experts du patrimoine, de l’assurance et du chiffre (banques, experts-comptables, conseillers en gestion de patrimoine…), ce comité a vocation à faire se rencontrer et réfléchir l’ensemble des acteurs intervenant de manière ponctuelle ou continue auprès des tuteurs familiaux et des personnes protégées.
Cette approche inédite de la vulnérabilité dans le champ médico-social français aiderait à mieux identifier les enjeux individuels et collectifs de ce secteur. Rappelons qu’en France, peu d’études en sciences humaines et sociales viennent documenter et éclairer de manière globale les attentes de ces familles, les besoins des personnes protégées et les réponses à apporter, notamment en termes de soutien, de conseil et d’accompagnement. France Tutelle, à travers son comité d’experts, s’est fixée comme objectif d’accroître la connaissance sur la tutelle familiale et proposer une expertise pluridisciplinaire dans ses différentes composantes (sociale, juridique, humaine, économique…). Il s’agit, par exemple, de mieux comprendre qui sont ces tuteurs familiaux. Quelles sont leurs attentes ? Mesurer l’impact de la tutelle familiale sur leur vie personnelle et professionnelle. Mieux identifier les risques – pour les familles et les professionnels intervenants – et davantage les prendre en compte. Aider à l’émergence de solutions innovantes au service des acteurs de la vulnérabilité.
Autant d’interrogations que seule une réflexion décloisonnée et panoramique des problématiques liées à la tutelle familiale est en mesure d’apporter des éléments de réponses. C’est pourquoi ces thématiques seront investiguées par France Tutelle dans le cadre d’une publication collective à paraître en 2019. Cette étude dressera un premier état des lieux des dispositifs existants en faveur des tuteurs familiaux et proposera des pistes de réflexions et des solutions concrètes pour l’ensemble des acteurs de la vulnérabilité, qu’ils soient publics, associatifs ou privés.
Dans ce contexte, il est fort à parier que les professionnels du patrimoine auront, demain, un rôle et une place à trouver parmi les acteurs de la protection des personnes vulnérables. Alain Cordier, ancien président du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie rappelait, en 2008, « le caractère décisif de la réponse à apporter au défi posé par le grand âge et la perte d’autonomie, parce qu’elle dira le visage d’humanité de notre société ». Nul doute qu’il s’agit là d’un des nouveaux défis pour lequel il conviendrait de davantage se mobiliser.
(1) InfoStat Justice 162 – juin 2018 – numéro 162 – Bulletin d’information statistique – ministère de la Justice
Vos réactions