Du principe de précaution au temps de la Covid
Par Philippe Baillot, enseignant à Paris 1-Panthéon Sorbonne
En ces temps étranges, la gestion de patrimoine s’apparente de plus en plus à « la conduite sur glace par temps de brouillard ». Des taux longs nuls, des marchés actions erratiques, des cycles économiques sans précédent se conjuguent pour faire du « conseil patrimonial » un nouvel oxymore.
La crise liée à la Covid finit d’inviter les professionnels du patrimoine à s’interroger sur la réalité de leur valeur ajoutée. La multiplication des interrogations appelle à revisiter nombre de fondements traditionnels de la gestion de patrimoine : le conseil – dans les deux acceptions du mot – est-il soluble dans le digital ? Des taux d’intérêts annoncés durablement nuls permettent-ils une création de valeur ?
La multiplication des incertitudes et « cygnes noirs » – selon la belle image de Nassim Nicholas Taleb dans La puissance de l’imprévisible, aux éditions Belles Lettres (2008) –, dans l’univers de la gestion de patrimoine conforte, au moins, un de ses fondements traditionnels : la répartition des risques ou le principe de précaution.
Naturellement, sa mise en œuvre interdira de facto d’investir la totalité d’un patrimoine, en mai 2019, en actions Tesla et, ce faisant, d’en multiplier la valeur en moins de deux ans par vingt-deux ! Aussi bien, le conseil patrimonial ne saurait sérieusement s’assimiler à un jeu de hasard. La réitération annoncée du principe de précaution au sein de notre Constitution devrait même conduire les épargnants à auditer l’ensemble de leur gestion patrimoniale à l’aune de ce principe premier. La mise en œuvre de sa logique prudentielle dans le champ de l’épargne paraît de nature à mettre un terme à maintes erreurs potentiellement coûteuses.
A titre d’illustration, selon une prédilection très française pour l’immobilier, le collaborateur d’une prospère entreprise d’un chef-lieu de province manquera rarement d’y acquérir à crédit sa résidence principale. Mais, si son employeur dépose le bilan, des dizaines, voire des centaines, de propriétés seront, du jour au lendemain, à vendre, sans trouver preneur. La perte d’emploi se doublera alors de l’apparition d’un patrimoine global négatif, la valeur résiduelle de la maison ne couvrant plus le crédit en cours.
Cet exemple démontre le danger pour tout détenteur de patrimoine de « mettre tous ses œufs dans le même panier », fût-ce inconsciemment. En pratique, cette erreur est la plus partagée, sur un plan financier, ou juridique et fiscal. Dans ces différentes dimensions, l’absence de diversification accroît le risque patrimonial global.
Sur le plan financier
Le plus élémentaire bon sens met en évidence l’erreur microéconomique commise par l’épargnant susvisé : l’absence de toute diversification effective. L’acquisition d’un patrimoine immobilier en totale corrélation avec l’unique source de ses revenus professionnels constitue un crime contre le principe de précaution. Curieusement, sur un plan macroéconomique, nos concitoyens commettent tous, pour l’essentiel, la même erreur !
La structure du patrimoine des Français illustre cette assertion. En attendant que la crise de la Covid supprime, avec le télétravail, tout lien physique entre la source de nos revenus et notre lieu de résidence, l’acquisition d’un immobilier d’usage à proximité du lieu de travail apparaît inévitable. Pour autant, les somewhere (1) devraient prendre garde d’investir le reste de leurs biens à des horizons lointains et selon des logiques opposées, pour éviter une excessive concentration de leurs risques patrimoniaux. Ainsi, à l’exception de quelques happy few, le patrimoine d’un citoyen français est-il constitué pour l’essentiel – jusqu’à plus de 100 % pendant la phase initiale de son financement à crédit – d’un actif immobilier, situé en France. Par suite, en application du principe de précaution et de son corollaire, la diversification, tous les autres investissements devraient privilégier des actifs à la valorisation décorrélée de l’immobilier d’habitation et du taux d’emploi en France. Ainsi, à l’encontre des réflexes les plus communs, doit être évitée l’acquisition :
- d’un immobilier de rapport en France (2) ;
- d’actions d’entreprises françaises – à la claire exception de titres du Cac 40, relevant plus de l’anywhere (3) ;
- jusqu’aux fonds en euros (investis à plus de 43,7 % en obligations de l’Etat français ou assimilés et pour une grande part du reste en obligations corporate françaises).
Leur valorisation est, en effet, pour l’essentiel corrélée aux seules données de l’économie française, en termes de taux de croissance, d’intérêts et d’inflation. De tels investissements s’accompagnent donc d’aucune diversification réelle – en termes de devises détenues, de risques politiques encourus, etc. –, à l’encontre du principe de précaution. De plus, elle interdit de profiter de la progression anticipée de nombre d’économies, dites en croissance, et des évolutions des changes induites, aux horizons longs de la gestion de patrimoine !
Notre écureuil mondialisé doit procéder à des investissements exempts, pour l’essentiel, de tout lien avec l’évolution de ses revenus professionnels, de l’économie de sa future retraite par répartition et de son principal actif (sa résidence).
A cette fin, il devra privilégier la souscription d’actifs off-shore. Pour ce faire, il ne pourra qu’investir au travers de fonds collectifs, aux orientations variées par zones géographiques (Chine, Inde, etc.) ; secteurs (technologie, matières premières, foncier, etc.) ; tendances (vert, santé, etc.). Dans une logique constante, l’épargnant aura simplement soin de s’assurer de la diversité effective des modes de gestion des supports de son choix, pour éviter toute nouvelle concentration de son patrimoine, sur quelques lignes. De même, il évitera, à l’encontre de sa pulsion naturelle, l’achat de toute valeur de son secteur d’activité professionnelle, pour éviter d’accroître la concentration de ses risques.
Naturellement, la mise en œuvre du principe de précaution sur le plan financier appelle une capacité nouvelle des conseillers à présenter et suivre des actifs et placements, par essence, « exotiques ». Le champ de leurs recommandations ne doit plus être hexagonal mais tout à l’inverse « global », justifiant, ce faisant, plus encore de leur intermédiation.
Sur le plan juridique et fiscal
Dans sa dimension juridique et fiscale, le conseil patrimonial appelle pareillement une mise en œuvre renforcée du principe de précaution. Au regard, du « vibrionnisme » de notre fiscalité – selon le joli mot du conseil des impôts –, de l’inflation réglementaire, pour minorer les risques encourus, l’épargnant aura garde de recourir à une multiplicité d’outils juridiques – régimes matrimoniaux, droit des libéralités et droit de la famille, assurance-vie, fiducie, trust, etc. – et techniques fiscales – structures à l’IS, à l’IR, en capitalisation…
A cette seule condition évitera-t-il de se trouver comme piégé au lendemain d’éventuelles évolutions législatives, aux dimensions rétroactives jamais tout à fait exclues, de jure ou de facto.
Le « placement préféré des Français » illustre cette assertion. Un temps, l’assurance-vie a pu passer pour une solution universelle à la disposition des épargnants français : un véritable couteau suisse ! Elle semblait propre à répondre à l’ensemble de leurs besoins financiers, dans un cadre juridique et fiscal privilégié. Ainsi, nombre d’années, recueillait-elle jusqu’à 100 % du flux de l’épargne financière des ménages. Sur le temps long de la gestion de patrimoine, il est éclairant d’observer l’effacement progressif de ses charmes patrimoniaux.
Sur le plan financier, de 1980 à nos jours, les fonds en euros auront offert à leurs détenteurs une forme de quadrature du cercle : un rendement élevé, une liquidité constante, un capital garanti et une sécurité de place. Ce miracle apparent était simplement consécutif à une allocation le plus souvent supérieure à 95 % en obligations, en parfaite adéquation avec une phase durable de baisse des taux longs. A titre d’illustration, l’OAT 10 ans sera passée, sur cette période, de plus de 16 à 0 % !
Ce cycle est révolu. Sauf à faire sienne la théorie de The Great Stagnation (4), les fonds en euros ne peuvent plus créer de valeur pour leurs détenteurs. Ils s’apparentent, même pour les compagnies d’assurance à une forme de garrot espagnol, sans même imaginer l’hypothèse d’un fort rebond des taux longs appelant la suspension de leur valeur de rachat (5) !
Sur le plan juridique, l’assurance-vie a un temps constitué pour ses thuriféraires « un bien spécial, régi par un droit spécial ». Aujourd’hui, « il existe… une tendance au retour de l’assurance au conformisme, une perte de son originalité, de sa spécificité qui lui permettait de s’épanouir hors du cadre ; se multiplient, ensuite, les causes d’incertitudes, quant au régime de l’assurance-vie, saisie dans ses dimensions civiles. L’incertitude engendre l’insécurité » (6). A titre d’exemple, avec la multiplication des exceptions à l’insaisissabilité de l’assurance-vie (introduites par les lois des 9 juillet 2010 et 6 décembre 2013), « on n’aperçoit plus pourquoi (elle) devrait échapper aux poursuites des créanciers privés » (7).
Ainsi le temps érode-t-il régulièrement les charmes juridiques de l’assurance-vie. L’avenir pourrait même voir « soumettre, pour les seuls aspects civils, l’assurance-vie au droit commun des successions et des libéralités » (8). Surtout, les évolutions considérées trouvent à s’appliquer sur un stock d’épargne constitué sous l’empire des lois antérieures. Les épargnants peuvent s’en trouver marris !
Sur le plan fiscal, l’assurance-vie constituait un véritable paradis fiscal de 1960 à 1980, exempt de tout impôt sur le revenu ou droits de succession. Les primes ouvraient de plus droit à une significative réduction d’impôt.
Depuis, le législateur semble, par touches successives, n’avoir eu de cesse de supprimer tous les charmes fiscaux de l’assurance-vie. Cette évolution continue, à compter de 1980, vers une fiscalité de droit commun interroge sur la pertinence de l’assurance-vie à l’avenir. Ainsi les primes des contrats d’assurance-vie ne s’accompagnent-elles plus, depuis 2004, d’aucune réduction d’impôt – à l’exception des contrats pour des personnes handicapées.
Quant aux produits des contrats d’assurance en cas de vie, leur exonération initiale de principe a été conditionnée (dès 1983) à une durée de détention, successivement de six et huit ans, avant de se transformer, en 1997, en principe d’assujettissement et voir tendre leurs modalités d’imposition vers le droit commun à partir de 2018, avec l’adoption de la Flat Tax. « Et, en même temps », le différentiel d’imposition aux « droits de succession » a régulièrement fondu. L’exonération initiale de principe a disparu dès 1979, pour les souscriptions postérieures à 66 ans. En droit commun, la taxe applicable est passée de 0 à 20 %, en 1999, pour être portée jusqu’à 31,25 %, en 2015.
Le contribuable, jusqu’au plus distrait, ne peut ignorer l’accroissement des taux de prélèvements applicables aux capitaux en cas de décès. Les réflexions en cours conduisent même à envisager une accélération de cette évolution. « Le régime successoral de l’assurance-vie pourrait ainsi être rapproché, voire aligné, avec les règles de droit commun » (9).
Dans nombre d’hypothèses, les droits applicables à l’assurance en cas de décès s’avèrent, d’ores et déjà, supérieurs à diverses solutions alternatives pour organiser une transmission (à l’exemple des Sicav patrimoniales (10) ou des donations en démembrement).
Cette évolution de la fiscalité de l’assurance-vie illustre surtout le danger pour un épargnant français de croire en la parole de l’Etat. Le fait générateur de l’impôt – en cas de vie et plus encore en cas de décès – se situe, en effet, dans un futur lointain, respectivement le jour du rachat ou de la disparition de l’assuré. Or, en l’absence actuelle (11) de clause « de grand-père » (permettant de maintenir le régime fiscal existant pour les situations en cours) dans notre fiscalité, les évolutions arrêtées par le législateur trouvent à s’appliquer, sauf rare disposition contraire, aux faits générateurs postérieurs. Ainsi, pour l’essentiel (12), la hausse continue des contributions sociales et, plus encore, des droits de succession (au sens large) impacte-t-elle une épargne constituée antérieurement, à l’encontre de la croyance commune.
A cet égard, l’année 2022 (13) pourrait même marquer l’aboutissement de cette évolution de la fiscalité de l’assurance vers le droit commun. En effet, pour Emmanuel Macron, l’assurance-vie s’apparente à un paradis fiscal (14). Aussi son éventuelle réélection s’accompagnerait-elle probablement de la disparition de ses dernières spécificités fiscales.
L’excessive prédilection passée pour l’assurance-vie de nombre d’épargnants, dans leur stratégie patrimoniale, constituerait alors une nouvelle preuve – par le surcoût induit et l’impossibilité d’en sortir sans de significatifs frottements fiscaux et, plus encore, sociaux – du danger (15) de l’absence de diversification, à l’encontre du principe élémentaire de précaution.
Naturellement, cette nécessaire répartition des risques se justifiera tout autant dans la sélection par les intermédiaires des établissements financiers (banques, compagnies d’assurance, gérants d’actifs, etc.). Sur la très longue durée de la gestion de patrimoine, depuis le 15 septembre 2008 (16), « nous savons maintenant (qu’ils sont) mortels » (17).
La mise en œuvre effective du principe de précaution offrira pour dernier avantage d’encore enrichir le rôle des conseillers, par la variété nouvelle des modes d’investissements, techniques patrimoniales et partenaires financiers à mettre à disposition des épargnants, initialement et au fil de l’eau. Ainsi finira-t-elle de justifier de leur commissionnement viager : After all, tomorrow is another day (18).
1. Selon la formule de David Goodhart, in Record to somewhere, aux éditions Oxford Univeristy Press, 2017.
2. Le goût très français pour les résidences secondaires participe pareillement de cette concentration des risques à l’exception d’une propriété dans les Parcs de Saint-Tropez ou d’un chalet à Courchevel, relevant d’un marché mondialisé.
3. Avec leurs chiffres d’affaires à plus de 75 % réalisés à l’étranger, études d’EY 2020.
4. Tyler Cowen, « How America Ate All the Low-Hanging Fruit of Modern History», Got Sick, and Will.
5. Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite Sapin 2), modifiant l’article L.631-2-1 du livre VI du code monétaire et financier.
6. H. Lecuyer, Les limites civiles de l’assurance-vie : actes pratiques et stratégie patrimoniale, avril 2018, p. 5.
7. C. Brenner, L’insaisissabilité de l’assurance-vie : actes pratiques et stratégie patrimoniale, avril 2018, p. 23.
8. Rapport sur la réserve héréditaire remis au garde des Sceaux, le 13 décembre 2019, Proposition n° 23, p. 155.
9. Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires sur « Les prélèvements obligatoires sur le capital des ménages », janvier 2018, p. 124.
10. Exempt lors de transmissions à cause de mort de CSG, à l’encontre des contrats d’assurance-vie !
11. Contra la suggestion du Conseil des prélèvements obligatoires dans son rapport sur « les prélèvements obligatoires sur le capital des ménages », de janvier 2018, Orientation n° 1, p. 97.
12. Malgré l’esquisse, en matière de contributions sociales, d’une position protectrice du Conseil constitutionnel : en ce sens Décision n° 2013-682 du 19 décembre 2013.
13. L’année 2021, à la veille d’une élection présidentielle ne devant pas connaître d’aggravation des prélèvements applicables au « placement préféré des Français ».
14. Cf. C. Lhaïk, Président cambrioleur, chez Fayard (2020), p. 79.
15. Les frais (jusqu’à 1 % annuellement) consécutifs à la détention des actifs sous-jacents au sein de contrats d’assurance-vie et l’actuel assujettissement à la CSG de leur valorisation lors de la disparition de l’assuré constituant un clair surcoût !
16. S. Massini, Les frères Lehman, Editions Globe, 2018, p. 848.
17. Selon la forte formule de Paul Valery, La crise de l’esprit, 1919.
18. Selon la formule culte de Scarlett O’Hara, à la fin d’Autant en emporte le vent, de M. Mitchell, 1939,« Après tout, demain est un autre jour », pour respecter la loi.
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