Robert Ophèle (AMF) : « La réglementation est une question d’équilibre »
A l’occasion de l’université d’été de l’asset management organisée par Paris-Dauphine, Profession CGP a rencontré, avec son partenaire Quantalys, Robert Ophèle, le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Ce dernier revient, sans langue de bois, sur les différents enjeux de l’institution : le devenir de la place financière européenne post-Brexit, les cryptomonnaies et ICO (Initial Coin Offering), la réglementation et la protection des consommateurs, ou encore l’éducation financière des Français.
Profession CGP : A plusieurs reprises, notamment à l’occasion de votre audition par la Commission des finances de l'Assemblée nationale lors de la présentation du rapport 2017 de l’AMF, vous avez tenu des propos plutôt offensifs et critiques quant aux grands enjeux de votre institution (Brexit, réglementation ou encore cryptomonnaies).
Robert Ophèle : Offensifs, ambitieux pour l’Europe oui. J’ai tenu ce même discours il y a plus d’un an, à l’occasion de mes auditions par le Parlement. Sur bien des problématiques, je regrette que nous n’ayons pas fait beaucoup de progrès. Par exemple, à six mois de l’échéance du Brexit, nous n’avons toujours pas une idée très claire de la façon dont les choses vont se passer, comment l’industrie va se structurer et être plus efficace post-Brexit, en particulier si c’est un « no deal Brexit ». Sur le renforcement du rôle de l’ESMA et plus largement sur l’Union des marchés de capitaux, je ne suis pas loin de penser que nous sommes sur une voie de garage.
L’une des problématiques du Brexit est le passeportage des fonds. Comment cela peut-il se passer ?
R. O. : Si le Royaume-Uni devient un pays tiers à l’Union européenne, il n’y a plus de passeport pour les fonds d’investissement gérés en direct par des sociétés de gestion établies outre-Manche. Dès lors, ils ne peuvent plus être distribués dans l’Union. C’est d’une clarté absolue ! Pour commercialiser des fonds en Europe, il faudra une société de gestion localisée dans l’Europe des 27. Les établissements britanniques pourront faire le choix de relocaliser une partie de leurs activités sur le continent et de déléguer la gestion, à condition que l’entité établie dans l’Union et qui délègue, ait suffisamment de substance, autrement dit qu’elle ne soit pas une simple boîte aux lettres. Ce minimum de substance ne revêt toutefois pas nécessairement, malgré les efforts de l’ESMA, la même nature d’un pays à l’autre. Une entité européenne peut choisir de déléguer la gestion hors de l’Union, mais elle doit au minimum conserver le contrôle des risques. Peu importe le choix de domiciliation des fonds ou des entités, nous devons avoir la même lecture des règles pour assurer un même niveau de protection des investisseurs partout dans l’Union.
Vous prônez donc une meilleure homogénéisation des règles…
R. O. : Les directives OPCVM sont des directives d’harmonisation minimale. Si bien qu’il subsiste des différences et que les produits passeportés répondent à des règles différentes. Tous les régulateurs n’ont ainsi pas la même lecture quant à l’éligibilité de certains instruments pouvant entrer dans la composition des portefeuilles. A l’heure où la principale place financière s’apprête à quitter l’Europe, il est indispensable de construire une alternative attractive et cohérente à l’intérieur de l’Union. Le Brexit met en exergue la nécessité d’avoir une meilleure harmonisation des règles et une plus grande convergence dans nos pratiques de supervision. Malheureusement, l’idée d’une meilleure intégration de l’Europe à 27 ne progresse pas. Notre intérêt est de construire un vrai marché unique et une réelle supervision européenne en renforçant le rôle de l’ESMA.
Peut-on craindre que, pour devenir attractifs, certains pays abaissent leur exigence à un niveau qui serait dangereux pour l’industrie ?
R. O. : Nous ne sommes pas irresponsables : le nivellement par le bas a tout de même ses limites. Mais il est clair que la diversité des approches nuit à l’attractivité de l’Union. Comment rendre attractif le marché européen si le reste du monde ne comprend pas nos règles ? Ces opportunités que crée le Brexit ne sont pas comprises par tous. Nous verrons si un accord de retrait est signé, avec la possibilité de profiter d’un temps de transition pour construire quelque chose. Et ces sujets sont d’autant plus difficiles à gérer que nous sommes à la veille des élections européennes…
Quels sont vos rapports avec les sociétés de gestion qui sont basées au Royaume-Uni et qui distribuent dans l’Hexagone ?
R. O. : Le sujet de l’avenir de cette distribution dans l’Hexagone est un sujet que nous avons identifié dès le vote anglais. Depuis, nous avons contacté tous les acteurs qui interviennent sur le territoire français pour s’assurer qu’ils ont bien pris en considération l’incertitude liée au Brexit et qu’ils se préparent à toutes les éventualités. Nous avons également interrogé les acteurs français travaillant avec des clients britanniques.
Aujourd’hui, nous n’avons pas d’inquiétude forte, car les différentes problématiques sont clairement identifiées. Un certain nombre de gestionnaires organisent leur localisation en France ou dans un autre pays de l’UE27.
Vous craignez également que les récentes évolutions réglementaires deviennent contre-productives.
R. O. : Les intentions de MIF2 et de Priips en matière de protection de l’épargne sont excellentes. Il s’agit de donner aux consommateurs une information normalisée sur les produits leur permettant d’apprécier leurs risques et de les comparer entre eux ; prévenir les conflits d’intérêts et assurer la transparence des frais ; assurer que les conseils donnés tiennent compte des profils des clients. Mais tout est question d’équilibre en matière de réglementation. Prenons l’exemple du questionnaire client préalable à la souscription d’un produit et du document d’information. Certains épargnants, compte tenu du nombre de réponses à apporter, peuvent juger le premier intrusif et le second peu compréhensible, et finalement jeter l’éponge. Une telle issue irait à l’encontre du souhait d’orienter l’épargne vers l’investissement de long terme et le financement de l’économie. Certains producteurs pourraient être tentés de se concentrer sur une clientèle institutionnelle et les distributeurs de restreindre la gamme des produits proposés aux particuliers. Au final, ce ne serait profitable pour personne ; à l’évidence, une revue de Priips est nécessaire.
Craignez-vous une réduction de l’architecture ouverte ?
R. O. : Les architectures ouvertes sont mises à mal. Les intermédiaires réduisent leurs gammes. Parallèlement, on assiste au développement de la gestion passive, un marché qui, pour des questions de rentabilité, est lancé dans une course à la concentration et au volume. L’industrie va inévitablement se modifier en profondeur. La recherche doit se réinventer avec Mifid 2.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du monde du conseil financier ?
R. O. : Le conseil est écartelé entre, d’un côté, la gestion privée, réservée aux investisseurs aisés qui accèdent à un conseil personnalisé de haute qualité et, de l’autre, la gestion online pour les petits portefeuilles. Il y a pour les investisseurs un choix à faire entre payer cher un conseil ou accéder à des produits à moindre coût, à un moment où les outils de robo-advisoring et d’analyse de données sont de plus en plus précis et comblent progressivement leurs manques. Une solution qui émerge est de doter les conseillers de ces outils.
Dans ce contexte, quel est le rôle du régulateur ?
R. O. : II s’agit de s’assurer que l’épargnant se voit délivrer une information de bonne qualité, c’est-à-dire compréhensible. Le client doit savoir et comprendre ce qu’il achète, et quels sont les frais et les risques associés. La transparence est primordiale. Il doit également bénéficier d’un conseil éclairé et adapté à sa situation, sur la base du questionnaire auquel il répond. Ensuite, notre rôle est de comprendre comment fonctionne le marché de la distribution et de faire évoluer la réglementation lorsqu’elle fonctionne mal.
Comptez-vous renforcer votre rôle pédagogique vis-à-vis des épargnants ?
R. O. : Nous avons déjà une démarche active dans ce domaine et nous sommes associés à la stratégie nationale. Sur notre site, les épargnants peuvent retrouver les bons réflexes pour épargner et les repères pour comprendre les frais des produits financiers. Néanmoins, il est difficile d’être visible et il n’est pas aisé de mesurer l’efficacité de nos actions. Nous nous adressons à des publics différents, plus ou moins fragiles. Le cœur de cible reste les jeunes via l’Education nationale. L’éducation financière est un processus long qui prend du temps, au moins une génération. On pousse à l’investissement en actions, à la prise de risque sur le long terme, mais la réglementation peut apparaître comme un frein. La protection du consommateur est quelque chose de très complexe. C’est une question d’équilibre.
Le marché est également bousculé par les ICO et les cryptomonnaies. Quel rôle peut jouer l’AMF dans ce domaine ?
R. O. : Les ICO, c’est du Private Equity au carré ! Si ces opérations de levées de fonds sont présentées comme tel, nous n’avons pas à nous y opposer. Au contraire, cela permet de financer des projets qui ne pourraient pas l’être par les méthodes traditionnelles. Mais, il faut vendre ces opérations pour ce qu’elles sont vraiment. Avec la loi Pacte, nous aurons la possibilité de donner un label à ces opérations si un certain nombre de conditions sont remplies. Ce label ne sera pas obligatoire car les ICO sont des opérations de levées qui dépassent notre cadre national. L’encadrement des ICO devrait s’accompagner de deux autres piliers : l’un permettant d’encadrer le marché secondaire (les pratiques des plates-formes de trading) ; et l’autre couvrant les aspects commercialisation, dans un objectif de protection directe de la clientèle, en particulier en matière de publicité.
Plus globalement, nous n’avons pas encore suffisamment de maturité pour observer l’impact des cryptomonnaies, dont l’une des autres grandes problématiques est la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Je ne peux pas affirmer que les ICO ne permettront pas de financer l’économie française à long terme, par exemple. Par contre, je suis convaincu que la blockchain va prendre une ampleur importante. La France a tout à gagner à accompagner ce mouvement.
Faut-il créer un statut dédié aux FinTechs, le statut de conseiller en investissements financiers n’étant pas adapté à leur activité ?
R. O. : C’est l’une de nos réflexions actuellement. L’une des difficultés est de savoir comment on fait appliquer les règles de lutte anti-blanchiment. En revanche, la digitalisation peut faciliter la mise en œuvre de la réglementation via la génération d’alerte, la traçabilité, l’historisation des échanges et des opérations…
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