Catégorisation des clients, FIA : l’éternel imbroglio
Par Emilie Mazzei, avocate au barreau de Paris
Deux décisions prononcées par l’AMF (accord de composition administrative AMF TRA-2023-07 COGEP du 14 septembre 2023, accord de composition administrative AMF 2024-04 Wagner Gestion privée du 27 février 2024) ont été l’occasion, une fois de plus, de revenir sur le casse-tête réglementaire posé par la qualification juridique des investisseurs par les CIF, tout en posant la question de la commercialisation des FIA européens sur le territoire national. Là où une simple problématique technique pose des questions macroéconomiques sur la politique menée en matière de distribution des fonds d’investissement européens sur le territoire français.
La directive 2014-65 UE du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers (Mifid II) a introduit le principe d’une catégorisation des investisseurs par les entreprises d’investissement soumises à son champ d’application : investisseurs retail, investisseurs professionnels et contreparties éligibles. Cette catégorisation a fait l’objet d’une transposition en droit français aux articles D. 533-4 et suivants du Code monétaire et financier.
Les principes qui en découlent sont relativement simples : les investisseurs retail sont la catégorie d’investisseurs « par défaut » (ni professionnels ni contreparties éligibles), et les investisseurs professionnels sont subdivisés en deux sous-catégories, investisseurs professionnels de droit et sous option. Les investisseurs professionnels de droit sont ainsi limitativement listés à L. 533-16 du CMF – il s’agit essentiellement des établissements financiers réglementés, établissements de crédit, compagnies d’assurances et grandes entreprises à partir de certains seuils de bilan et de chiffre d’affaires posés par la réglementation –, les clients professionnels sur option étant des investisseurs retail ayant choisi de renoncer à certaines règles de protection et d’information (notamment en matière de formalisation des prestations qui leur sont fournies). La qualification d’« investisseur professionnel sur option » doit être réalisée, en principe, par une entreprise d’investissement soumise à Mifid II et ce, à partir des critères suivants :
- avoir effectué en moyenne dix transactions d’une taille significative par trimestre au cours des quatre trimestres précédents sur le marché concerné ;
- détenir un portefeuille d’instruments financiers dépassant 500 000 euros ;
- et/ou avoir occupé depuis au moins un an une position professionnelle dans le secteur financier.
L’investisseur concerné peut être reconnu comme « professionnel sur option » s’il rencontre deux des trois critères susmentionnés.
Jusque-là, rien de très compliqué. Le schéma se complexifie quelque peu pour les conseillers en investissements financiers (CIF), qui ne sont pas des entreprises d’investissement, tout en étant soumis à certaines dispositions de la directive Mifid II. L’on parle de « régime analogue » national. Dans ce cadre, et en l’absence de précision des textes nationaux sur le sujet, la question de la qualification du client par le CIF a toujours été un sujet de débats et de complexité. Complexité qui culmine avec les deux dernières décisions de composition administrative commentées.
Etat des lieux
La question initiale a été de savoir si un CIF devait, dans le cadre de sa prestation de conseil, « qualifier » son client selon la typologie Mifid II. Sur cette problématique, les différentes associations professionnelles de CIF ne se sont jamais accordées, certaines associations demandant une qualification « clients retail/clients professionnels de droit/clients professionnels sur option » – et dans le KYC et dans la déclaration d’adéquation –, d’autres considérant, au contraire, que cette qualification n’était pas du ressort des conseillers en investissements financiers.
Le débat s’est, ensuite et largement, focalisé sur la possibilité laissée aux CIF de commercialiser auprès de leurs clients avertis, éligibles à la catégorie des « investisseurs professionnels sur option », des fonds professionnels UE. La question s’est posée avec d’autant plus d’acuité que la directive AIFMD a démultiplié, en 2013, les possibilités de structuration de fonds d’investissement, via la notion de fonds d’investissements alternatifs (FIA), tout en prévoyant la commercialisation transfrontalière de ces derniers via passeport.
Pour rappel, cette distribution paneuropéenne peut s’effectuer selon deux modalités : autorisation de l’autorité de régulation du pays d’accueil en vue de la distribution des FIA concernés auprès de clients retail, notification entre autorité d’origine et d’accueil lorsque la commercialisation s’effectue à destination de clients professionnels sur le territoire concerné.
Protectionnisme
Or, la distribution financière, notamment via les CIF, s’est trouvée face à un obstacle politique, un impondérable, celui du protectionnisme mis en place à l’égard du marché de la gestion d’actifs français. Les principes de la libre-circulation en matière de FIA européens n’ont jamais été respectés par l’autorité de régulation française. En effet, l’AMF n’a jamais autorisé le moindre FIA UE à commercialiser ses parts auprès d’investisseurs retail. Seules les notifications ont été acceptées. La distribution de FIA européens n’a donc été ouverte qu’aux investisseurs français professionnels… Une ouverture très minime du marché intérieur national, bien loin de l’ouverture prônée par l’Europe et ses textes.
Pour ouvrir leur gamme, les CIF se sont logiquement tournés vers des mécanismes alternatifs, car il n’y a, fondamentalement, pas d’obstacle « intellectuel » ou financier à pouvoir conseiller un fonds européen dont les caractéristiques (coûts, rendements, frais de gestion) seraient à l’avantage du client, comme il ne devrait pas y avoir d’obstacle réglementaire à conseiller à un client professionnel sur option, un fonds professionnel UE régulièrement passeporté. Et pourtant…
Alternatives
Ces mécanismes alternatifs ont été de plusieurs ordres. La première solution, prônée par certains cabinets de consulting, a été celui de la reverse solicitation (la sollicitation inversée, ndlr) : le client déclarait, via un mandat de recherche prendre l’initiative de souscrire au FIA UE concerné (fonds luxembourgeois, etc.). Cette pratique, condamnée par l’AMF, via plusieurs décisions de sanction, a vite été considérée comme un contournement de réglementation dès lors qu’elle permettait de facto de commercialiser des produits qui n’avaient pas sollicité de passeport de façon régulière. Soit.
La seconde solution est celle de la qualification d’investisseur sur option : dans cette hypothèse, le CIF se propose de distribuer les FIA européens, régulièrement notifiés, à des investisseurs éligibles à une telle qualification. En soi, cette solution n’a rien de répréhensible puisqu’il s’agit bien de conseiller des produits régulièrement passeportés à destination d’investisseurs qui, normalement, peuvent y accéder. Un investisseur sur option peut souscrire à un fonds professionnel, aucun texte réglementaire ne venant poser une quelconque interdiction sur le sujet.
De la même façon, un FIA de droit européen, régulièrement notifié auprès de l’AMF, devrait pouvoir être commercialisé à destination d’investisseurs éligibles à la qualification d’investisseur sur option et ce, sans restriction. Logiquement, les distributeurs, plus particulièrement CIF, pourraient donc passer soit par les sociétés de gestion de portefeuille elles-mêmes, soit par des prestataires de services d’investissement (banque du client ou PSI offrant un service de qualification) pour qualifier leurs clients, et leur permettre d’accéder à de tels produits.
Décisions et positions
Or, les contrôles récents de l’AMF se sont intéressés à ces pratiques, et sont revenus sur trois questions : d’une part, savoir si les sociétés de gestion elles-mêmes peuvent procéder à une qualification des investisseurs souhaitant souscrire à leurs fonds professionnels ; d’autre part, savoir si les CIF fournissant le conseil préalable peuvent procéder à une telle qualification ; et enfin, d’appréhender si un prestataire de services d’investissement n’étant pas en relation commerciale préalable avec les clients concernés, peut développer un service de qualification ad hoc.
Les deux décisions de composition administrative AMF des 14 septembre 2023 et 27 février 2024 viennent répondre à ces questions, décisions complétées et précisées par la doctrine récente de l’AMF.
Cas d’espèce
Dans les cas d’espèce, des conseillers en investissement financier avaient conseillé à des clients des fonds d’investissement alternatifs (FIA) de droit UE ayant fait l’objet d’une notification AMF permettant, effectivement, de les commercialiser auprès d’investisseurs professionnels sur le territoire français. Dans le premier cas d’espèce (COGEP), le CIF avait lui-même procédé à une catégorisation des clients non professionnels en clients professionnels sur option.
L’Autorité des marchés financiers a rappelé dans ce contexte que « la réglementation ne permet pas à un conseiller en investissements financiers […] de traiter des clients non professionnels comme des clients professionnels sur option. En effet, cette possibilité n’est prévue à l’article D. 533-12 du CMF que pour les prestataires de services d’investissement, la réglementation applicable aux CIF ne prévoyant aucune disposition similaire ». L’AMF a également explicité le fait que les sociétés de gestion de portefeuille ne peuvent qualifier les clients que si, et seulement si, elles fournissent un service d’investissement (exemple : mandat sous gestion). Elle a ensuite précisé que les prestataires de services d’investissement ne peuvent procéder à une qualification que pour leurs propres clients dans le cadre des services qu’ils leur fournissent.
La deuxième décision de composition administrative vient conforter la première : le CIF ne peut qualifier son client d’investisseur sur option, pas plus qu’une société de gestion ne fournissant pas elle-même un service d’investissement audit client.
La récente révision de la position AMF 2006-23 est venue expliciter le propos dans les termes suivants :
- concernant la qualification opérée par les conseillers en investissement financier : « […] Les CIF ne peuvent donc pas traiter des clients non professionnels comme des clients professionnels sur option. En conséquence, et sans que cela n’ait d’incidence sur les vérifications d’adéquation auxquels ils sont soumis, les CIF ne peuvent traiter leurs clients qu’en clients non professionnels ou en clients professionnels par nature, sur la base de critères objectifs établis par le code monétaire et financier. Un investisseur particulier, qui ne saurait remplir aucun des critères prévus, ne peut donc être considéré par un CIF que comme un client non professionnel, quel que soit le montant de son patrimoine. De ce fait, un FIA de droit étranger, même s’il a fait l’objet d’une procédure de passeport européen lui permettant d’être proposé à des clients professionnels, ne peut pas être conseillé par un CIF à un investisseur particulier s’il n’a pas obtenu une autorisation préalable de l’AMF. »
- concernant la qualification opérée par des tiers : « La catégorisation d’un client réalisée par un PSI est propre à sa prestation. Ainsi un CIF ne peut pas utiliser pour son client la catégorisation de cette personne en tant que client professionnel sur option effectuée par un PSI. »
Et la boucle est bouclée. Non seulement le CIF ne peut qualifier ses clients d’investisseurs professionnels sur option, mais il ne peut pas non plus confier cette prestation à un tiers, banque du client, prestataire de services d’investissement ou encore société de gestion de portefeuille gérant le fonds.
Que nous disent ces décisions ? Que la pratique de marché, qui consistait depuis des années, à passer par une entreprise d’investissement pour confirmer la possibilité de faire entrer un client dans la catégorie « professionnel sur option » est donc révolue. La commercialisation des FIA européens à destination d’investisseurs retail expérimentés par les CIF devient maintenant, et de plus en plus, de l’ordre de l’utopie.
Et, de facto, les FIA européens pourtant bénéficiaires d’un passeport régulièrement obtenu, ne peuvent donc être commercialisés qu’auprès de clients français « professionnels par nature ». Un marché qui se réduit ainsi au fil des années et des positions prises par notre autorité de régulation.
Comment deux simples décisions de composition administrative viennent illustrer, au-delà des problématiques de qualification de l’investisseur, la politique de distribution nationale des fonds d’investissement développée depuis 2013 par l’AMF, à contre-courant, sinon en violation, des principes fondamentaux de libre circulation des capitaux prônée à l’échelle européenne…
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