Primes exagérées : l’assurance-vie à un tournant ?
Par Pascal Pineau, gérant Atelier Formation Pascal Pineau, formateur en gestion de patrimoine
La question des primes manifestement exagérées est régulièrement portée devant les tribunaux. Les enjeux croissants au regard des capitaux qui empruntent la voie bénéficiaire n’y sont pas pour rien. La cohérence et l’équilibre intrinsèques du système ne doivent pas non plus être exempts de tout reproche. Un vent contestataire souffle devant des privilèges jugés parfois exorbitants. Les lignes commenceraient-elles à bouger ?
Parmi les sujets patrimoniaux qui figurent en bonne place au hit-parade de la contestation, l’assurance-vie fait plus que tenir son rang. Il existe ainsi foison d’arrêts de la Cour de cassation, pourtant écume de l’écume des choses, en matière de primes manifestement exagérées. Aussi la décision qui nous intéresse (Cass. 1re civ., 16 décembre 2020, n° 19-17.517) pourrait n’être que goutte d’eau dans l’océan. C’est pour le moins un frémissement. Il n’est pas impossible que cette décision marque un virage plus prononcé et qu’une digue ait sauté. Il ne faudrait pas d’ailleurs s’arrêter à la cassation partielle, parfaitement logique, car c’est plutôt ce que la Cour de cassation valide qui doit attirer notre attention. Rappelons brièvement le mécanisme mis en place par le législateur avant de nous intéresser plus précisément à cet arrêt.
Mécanique d’exclusion
L’assurance-vie, lorsque le contrat se dénoue, suit sa propre voie : « le capital ou la rente stipulés payables lors du décès de l’assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers ne font pas partie de la succession de l’assuré » (C. ass., art. L.132-12). Les textes immunisent les sommes versées par l’assureur au regard des règles qui gouvernent les libéralités : « le capital ou la rente payables au décès du contractant à un bénéficiaire déterminé ne sont soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant » (C. ass., art. L. 132-13, al. 1er). De surcroît, « ces règles ne s’appliquent pas non plus aux sommes versées par le contractant à titre de primes, à moins que celles-ci n’aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés » (C. ass., art. L. 132-13, al. 2). Les primes peuvent donc, par exception, être soumises aux règles de la succession. Reste à savoir précisément quand cela est le cas.
Un temps donné…
Faisant une application exacte du texte, la Cour de cassation a maintes fois répété qu’il convenait d’analyser « les circonstances et époques du paiement des primes, ainsi que leur importance ». C’est donc bien au moment du versement que tout se joue. Admettant à l’occasion que le juge du fond « pouvait se fonder sur l’utilité de l’opération pour le souscripteur et sur l’âge de celui-ci » (Cass. 1re civ., 1er juillet 1997, n° 95-15.674), la Cour de cassation a depuis évolué, transformant une possibilité en obligation : ainsi casse-t-elle systématiquement, pour défaut de base légale, les arrêts qui lui sont transmis lorsque les cours d’appel ont statué « sans se prononcer sur l’utilité des contrats » (en ce sens encore, Cass. 1re civ., 19 mars 2014, n° 13-12.076, publié au bulletin). Elle a fait passer le message dans son rapport pour 2004 : « la Cour de cassation se réserve de contrôler la motivation par les juges du fond de l’existence des critères relevés », au-delà de multiples décisions en ce sens.
Florilège
Il serait pénible d’infliger la litanie des nombreux arrêts rendus en la matière, mais il est, en revanche, utile d’en observer quelques-uns. Si parfois l’action en primes manifestement exagérées paraît d’évidence vouée à l’échec (cf. encadré « L’assaut désespéré »), elle a été écartée dans de nombreux cas plus discutables, soit par les cours d’appel, soit par la Cour de cassation (cf. encadré « Un classique très efficace »).
Bien que cette dernière fasse aussi preuve d’exigence lorsqu’il s’agit justement de fermer la porte à l’action
(cf. encadré « Une exigence à double sens »), la prise en compte de l’utilité de l’opération semble un poids bien difficile à contrebalancer, surtout lorsque s’ajoute encore dans la balance – et du même côté – la situation de la compagne ou du compagnon (cf. encadré « Souscripteur et compagn(i)e »).
La Cour de cassation peut même sembler pinailleuse lorsqu’elle se met à décortiquer les chiffres. A l’occasion, elle a ainsi cassé l’arrêt d’appel ayant conclu à une prime manifestement exagérée dès lors que « le contrat immobilisait une somme de 1 637 050 euros, de sorte qu’il y a lieu à rapport à la succession », tout cela parce que le certificat d’adhésion du contrat d’assurance-vie « mentionnait un versement de 1 372 050 euros lors de l’adhésion » (Cass. 1re civ., 23 septembre 2015, n° 14-18.505).
Notons enfin, dans un registre proche, que la question des primes manifestement exagérées intéresse également les questions de récupération de l’aide sociale (cf. encadré « Sur un autre front » ; à propos de CSS, article L. 815-13). Pour brosser la situation à grands traits, disons que la Cour de cassation semblait bien prompte à siffler la faute contre les cours d’appel. Avec peut-être une influence sur les décisions de ces dernières, tranchant avec la crainte d’être morigénées.
Ce qui ressort de cette position, c’est un front du refus solidement tenu et, finalement, une action en primes manifestement exagérées fort peu efficace en pratique. S’il faut lui reconnaître encore un rôle dissuasif comme garde-fou, c’est bien du côté de professionnels inquiets, parfois, pour leur responsabilité. D’où un certain nombre de demandes d’éclaircissement parties de leurs rangs.
Des chiffres à suivre à la lettre !
Faut-il donner des chiffres – simples autant que possible – pour offrir à tout le moins davantage de lisibilité ? D’aucuns, craintifs, les réclament comme autant de frontières bien tracées alors que d’autres, conscient de l’avantage en cours, ne souhaitent rien plus que le statu quo. Au-delà des vœux des uns et des autres, la ligne en la matière est claire, et depuis longtemps : « il ne paraît pas opportun de fixer par voie législative des critères d’appréciation plus précis du caractère exagéré des primes » (Rép. min. Couderc, JOAN 14 novembre 1994, p. 5666, n° 14681). Entre action en primes manifestement exagérées et qualification en donation indirecte, il a été dit et répété que l’équipement défensif était suffisant : « il ne paraît pas nécessaire de procéder à une modification du droit en la matière, les mécanismes proposés par la loi permettant déjà d’assurer aux héritiers une protection suffisante de leurs droits » (Rép. min. Bacquet, JOAN 27 mai 2014, p. 4357, n° 25996).
La chose est très discutable au regard de la pratique judiciaire, peu ouverte aux contestataires, notamment au plus haut niveau. Il n’empêche. Dans la même ligne, la Cour de cassation a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur le sujet. Elle estime notamment que « la question posée ne présente pas un caractère sérieux » : en effet, les dispositions des articles L. 132-12 et L. 132-13 du code des assurances « ne créent pas en elle-même de discrimination entre les héritiers ni ne portent atteinte au principe d’égalité », d’autant que, par ailleurs, « les primes manifestement exagérées peuvent être réintégrées par le juge dans la succession » (Cass. 2e civ., 19 octobre 2011, n° 11-40.063). Affaire classée. Ou presque…
Rapport inclusif
Le rapport sur la réserve héréditaire, rendu par le groupe de travail Pérès/Potentier à la garde des Sceaux le 13 décembre 2019, est tombé à point nommé. Il a remis une pièce dans la machine, faisant s’élever à nouveau un concert de hauts cris, contre un passé honni pour les uns, contre un futur dévoyé pour les autres.
Il s’agit d’un sujet sensible, autour duquel malheureusement il reste difficile d’évoluer en toute sérénité. Et là, de surcroît, il faut avouer que le groupe de travail n’a pas fait dans la demi-mesure avec sa proposition n° 23 : « soumettre, pour les seuls aspects civils, l’assurance-vie au droit commun des successions et des libéralités ». Point final à l’exception ?! Un coup de pied dans la fourmilière !
A trop vouloir tutoyer les cieux, l’assurance-vie risque de se retrouver les pieds solidement pris dans la glaise successorale. La mécanique à terre tout entière ? Certains le redoutent. Malgré, aussitôt, la précision que le changement s’opérerait « sans préjudice des dispositions fiscales propres à l’assurance-vie que cette évolution ne remettrait pas en cause », précision qui évidemment ne rassurera pas ceux qui ne veulent pas l’être.
Tirant quelques enseignements du précédent belge, le rapport propose de « mentionner dans la loi, afin de guider le juge et de limiter le contentieux, les critères permettant d’identifier les assurances-vie constitutives de libéralités en droit civil » (proposition n° 24). Cet aspect passera vraisemblablement sous les radars de ceux qui préfèrent s’enorgueillir de former le front du refus, refus sans nuances.
Vent du boulet ?
Qu’adviendra-t-il de ce rapport, travail d’excellente facture au demeurant ? L’avenir le dira. Le sujet est actuellement à l’arrière-plan. Mais il se pourrait qu’il tienne un certain rôle dans l’inflexion que je crois déceler.
Si le projectile n’a pas – encore ? – touché sa cible, il n’est pas impossible que le vent du boulet l’ait néanmoins sérieusement ébranlée. La menace d’une réforme profonde a peut-être eu le mérite d’éveiller les consciences. C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt qui nous intéresse.
La cour d’appel recense tout d’abord consciencieusement les versements effectués : « entre 1995 et 1998, [l’homme] avait souscrit des contrats d’assurance sur la vie et versé des primes de 368 472,17 € sur celui ouvert auprès de la compagnie Allianz vie, 457 347,05, 228 673,53, 365 877,64, 365 877,64, 76 224,51 et 60 979,61 € sur ceux ouverts auprès de la BNP et 143 408,57 € sur celui ouvert auprès du Crédit du Nord ».
Elle relève ensuite sa situation personnelle : « il était veuf, âgé de plus de 65 ans et disposait d’une retraite confortable de 55 000 € » – soit en tout un peu moins de deux millions d’euros. Elle analyse enfin les opérations réalisées : « ces placements, effectués principalement sous forme de prime unique pour des montants particulièrement conséquents, représentant 61 % de l’actif successoral, ne s’inscrivaient pas dans un projet particulier tel que le financement de frais d’hébergement en maison de retraite, et ne présentaient aucun intérêt personnel ni économique, mais avaient pour seul but de soustraire l’essentiel de l’actif de la succession au profit d’un seul héritier réservataire ». Elle considère qu’en découle la preuve du caractère manifestement exagéré de l’ensemble des primes versées.
Exagération validée !
Satisfecit de la Cour de cassation : dès lors qu’« elle a tenu compte de l’âge, de la situation patrimoniale et familiale du souscripteur et de l’utilité des opérations à la date de chacun des versements effectués, c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain que la cour d’appel a estimé que les primes présentaient un caractère manifestement exagéré » (Cass. 1re civ., 16 décembre 2020, n° 19-17.517). La cour d’appel de Douai, en parvenant à faire tomber – efficacement – le couperet de l’exagération sur une opération qui aurait vraisemblablement échappé à toute censure dans un passé récent, avait semble-t-il fait le plus dur. Las, elle échoua à quelques encablures de l’arrivée: trop attentive aux exigences de la Cour de cassation, la cour d’appel en a oublié d’appliquer les textes, et en l’occurrence l’article L. 132-13 du Code des assurances.
Trébucher juste avant la ligne…
Alors que « le rapport à la succession prévu par ce texte ne porte que sur les sommes versées par le contractant à titre de primes, lorsque celles-ci étaient manifestement exagérées eu égard à ses facultés », la cour d’appel a demandé à la bénéficiaire de « rapporter à la succession les sommes et les intérêts perçus au titre des assurances sur la vie ». Patatras ! La dernière marche est souvent fatale ! Au-delà de cette péripétie, gageons que l’expérience portera ses fruits, de part et d’autre. Ainsi peut-on espérer que les cours d’appel motiveront leur position de manière plus satisfaisante au regard des attentes de la Cour de cassation, laquelle saura concomitamment se montrer plus à l’écoute. Au-delà d’une évolution de la jurisprudence, entre statu quo total et modification radicale de la loi, d’autres pistes pourraient être envisagées.
Une proposition pour la route
Dans l’exercice périlleux des propositions, j’ai ainsi suggéré de ne soumettre aux règles successorales de droit commun que les primes versées en assurance-vie et de laisser les produits échapper au rapport et à la réunion fictive (Assurance-vie : avec et sans réserve, RLDC 2020/182, n° 6796, juin 2020 ; Face à la réserve : une voie entre le tout ou rien, Gestion de Fortune n° 317, oct. 2020). Une position originale qui pourrait, en séparant l’accessoire du principal, réconcilier les deux bords – s’ils le voulaient seulement – et donner plus de lisibilité aux différents acteurs.
Un classique très efficace (Cass. 1re civ., 15 mai 2018, n° 17-17.303)
Souscription en 1999, à soixante-treize ans et alors que « son état de santé n’était pas défaillant », de deux contrats d’assurance-vie sur lesquels « il a versé des fonds provenant de la cession d’immeubles, qui représentaient une partie importante de son patrimoine sans pour autant en constituer l’intégralité » ; « la pension de retraite dont il était bénéficiaire était suffisante, compte tenu notamment des sommes non placées, pour lui assurer un train de vie normal, de sorte qu’il ne lui était pas nécessaire de mobiliser immédiatement et de façon continue cette épargne pour couvrir les dépenses courantes ». D’où « l’utilité pour [le souscripteur] d’effectuer un placement à long terme » et, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le refus de voir un caractère manifestement exagéré, lequel « doit s’apprécier en considération de l’âge, de la situation patrimoniale et familiale du souscripteur et de l’utilité du contrat pour celui-ci, au jour du versement des primes ».
L’assaut désespéré (Cass. 1re civ., 24 mai 2018, n° 17-18.465)
Le souscripteur « avait versé les primes de façon échelonnée de 1984 à 1997, le dernier versement étant intervenu douze ans avant son décès », et notamment effectué le plus important (un peu plus de 100 000 €) « à une époque où il exerçait encore son activité de médecin et bénéficiait en conséquence de revenus importants ». Sans surprise, le caractère manifestement exagéré n’est pas retenu par la cour d’appel, avec la bénédiction de la Cour de cassation.
Souscripteur et compagn(i)e (Cass. 1re civ., 6 novembre 2019, n° 18-16.153).
Souscription du premier contrat : 71 000 € en 2002, à 69 ans, avec une retraite de l’ordre 1 734 € par mois et après avoir reçu l’héritage de son ancienne compagne (moitié indivise de la maison acquise en commun et somme de 85 411 €). Souscription des deux autres contrats : 80 000 et 65 000 € en 2008, à 75 ans, alors qu’« il avait vendu sa maison en viager moyennant le versement d’un capital de 165 000 € et d’une rente mensuelle de 440 € sa vie durant, avait conservé la jouissance de l’immeuble où il était domicilié, disposait de revenus mensuels d’un montant total de 2 174 € lui permettant d’assumer ses charges courantes, avec la contribution de sa compagne », elle-même bénéficiaire d’une retraite mensuelle de l’ordre de 1 150 €. Ceci de surcroît « tout en conservant la possibilité d’effectuer des rachats partiels » et alors qu’il « n’était atteint d’aucune maladie grave mortelle à brève échéance ». La Cour de cassation valide l’analyse de la cour d’appel en précisant qu’« il n’est pas interdit aux juges du fond, dans leur appréciation globale des situations patrimoniale et familiale de celui-ci, de tenir compte du fait qu’il partage les charges de la vie courante avec une autre personne ».
Une exigence à double sens (Cass. 1re civ., 7 nov. 2018, n° 17-26.566)
Une cour d’appel avait rejeté la demande de rapport à la succession des primes de 12 000, 4 000 et 7 300 € versées sur un contrat d’assurance-vie en retenant que « si ces primes peuvent apparaître excessives au regard des revenus mensuels de la défunte, se situant entre 1 000 et 1 500 €, elles ne sont pas manifestement exagérées eu égard aux facultés financières de cette dernière, dont le solde créditeur de ses différents comptes permettait les transferts de fonds réalisés ». Une fois n’est pas coutume, c’est en faveur du contestataire que la position de la Cour de cassation va jouer : « en se déterminant ainsi, sans tenir compte de la situation familiale et de l’âge de [la souscriptrice] ainsi que de l’utilité pour elle de ces opérations, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ».
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