L’industrie de la gestion touchée par le coronavirus
Par Jean-François Bay, directeur général en charge de l’international de Quantalys
900 milliards d’euros partis en fumée sur un mois… Alors que le millésime 2020 s’annonçait bien pour l’industrie de la gestion en Europe, la crise du coronavirus est venue prendre à contre-pied les gérants qui subissent deux effets négatifs : d’une part, la baisse violente des marchés et, d’autre part, la décollecte tout aussi violente, toutes stratégies confondues.
Jusqu’en février tout se passait pour le mieux. L’industrie de la gestion en Europe commençait à peine à sortir d’une période de forte décollecte sur les actifs risqués entamée en 2018 et qui avait été particulièrement sévère pour les actions européennes. Sur cette catégorie, toute la collecte nette des années 2016 et 2017 s’était volatilisée en 2018, et même début 2019.
Après plusieurs mois de vents contraires, les sociétés de gestion retrouvaient du vent dans les voiles à partir du mois de septembre 2019. Sur la fin d’année 2019, on avait identifié un retour des investisseurs sur les fonds actions qui s’était poursuivi sur le début 2020.
Les planètes étaient alors alignées : retour de la croissance mondiale, fin de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, politiques monétaires toujours accommodantes de la part des Banques centrales, taux d’intérêt bas, voire négatifs… Le scénario « Goldilocks » ou « Tina » (There is no Alternative) était à l’œuvre pour le plus grand bonheur des sociétés de gestion et des investisseurs. Pour beaucoup de gérants, la perspective d’une hausse forte des marchés actions, et notamment des marchés européens, était évidente.
Par ailleurs, le « mix-produit », comme on dit en marketing, était aussi positif pour l’industrie de la gestion, puisque pendant que les investisseurs reprenaient goût aux actifs risqués, on constatait un début de décollecte sur les fonds monétaires fin 2019 !
Rappelons que près d’un euro sur deux est géré à travers des fonds investis en taux que l’on retrouve dans les fonds monétaires, obligataires, en grande partie dans les fonds diversifiés prudents etc.
Un problème microscopique et exogène
C’était sans compter sur un élément microscopique et exogène, un virus qui est venu perturber cette belle mécanique. Et étant donné les dégâts générés depuis quelques semaines, on peut dire qu’il s’agit moins d’un grain de sable qui est venu gripper la machine, mais plutôt d’un tsunami qui a tout emporté !
En effet, la baisse des encours sous gestion est estimée à environ 900 milliards d’euros, rien que sur le mois de mars, avec des encours totaux passant de 5 800 milliards d’euros à 4 900 milliards d’euros. Depuis le début de l’année 2020, la baisse est même de 1 100 milliards d’euros environ, un record historique depuis que Quantalys suit la collecte et les encours des fonds d’investissement.
Le premier effet qui vient expliquer cette forte baisse des capitaux gérés est sans doute le plus connu : il s’agit de l’effet marché. Touchant toutes les classes d’actifs, entre - 34 % sur un mois pour la catégorie des fonds actions euro et près de - 5 % pour la catégorie obligations euro, ou - 18 % pour les fonds diversifiés euro, l’impact pour l’industrie de la gestion se traduit par une baisse de 600 milliards d’euros environ (donc un effet marché négatif global de l’ordre de - 10 % pour l’industrie uniquement pour le mois de mars).
Et dans la panique générale, cette baisse historique et mondiale des marchés s’est doublée d’une sortie historique des investisseurs de l’ordre de - 300 milliards d’euros sur le mois de mars (soit un effet décollecte nette de - 6 % pour l’industrie), ce qui donne une collecte négative sur le premier trimestre 2020 de - 170 milliards d’euros.
Aucune stratégie, aucun gérant n’a pu échapper à la vague de décollecte sur cette période : même les fonds obligataires qui avaient pourtant collecté plus de 230 milliards en 2019 ont rendu plus de la moitié sur le mois de mars avec une décollecte de - 120 milliards !
Est-ce que l’on constate une certaine logique ?
Face à une telle baisse des marchés et une telle décollecte, on a l’impression que le mouvement de panique est indiscriminé. En fait, à y regarder de plus près, on constate que les marchés ont respecté une certaine logique.
En effet, en ce qui concerne les performances des marchés, les catégories Quantalys qui ont bien résisté dans la baisse sont les marchés asiatiques, comme la Chine ou le Japon (18 % d’écart entre la Chine et l’Allemagne par exemple sur le mois). Le traitement de la crise sanitaire, l’organisation des pays, le passage du pic de l’épidémie et l’entrée en « convalescence » de l’Asie sont venus rassurer les marchés. Au contraire, l’entrée dans la pandémie pour les pays européens durant cette période, la désorganisation des systèmes de santé, l’obligation d’un confinement total des économies, tous ces facteurs ont fait que les marchés européens ont été plus durement touchés sans discernement (Allemagne, France, Italie, Espagne…). Plus à l’ouest, n’étant pas encore entrés dans la crise sanitaire, les marchés américains ont mieux résisté que les marchés européens. On voit donc que les marchés ont suivi la logique de la pandémie d’Est en Ouest.
En termes de collecte, on peut constater une logique similaire : l’Europe est la zone géographique à subir les plus grosses sorties, et ceci depuis plusieurs mois déjà. Les fonds actions Asie, comme les fonds actions US, ont bien résisté.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à voir une collecte positive ou une bonne résistance depuis le début de l’année sur des fonds actions investis dans des secteurs défensifs, comme l’or, la santé ou la technologie. Inversement, les secteurs les plus impactés sont des secteurs cycliques, comme l’énergie, l’industrie ou les services financiers.
En ce qui concerne les fonds diversifiés, qui représentent une catégorie très prisée par les conseillers et banquiers privés, on constate que les actifs sous gestion sont surtout concentrés sur les fonds ayant un SRRI de 4 (57 % des AuM). Les fonds ayant un SRRI 3 ou 4 ou 5 concentrent 96 % des actifs sous gestion en Europe (plus de 600 milliards d’euros). Avec - 25 milliards d’euros en mars, la décollecte récente a été en relatif moins forte sur les fonds diversifiés (- 3 % des actifs gérés) que sur les autres classes d’actifs (pour rappel, -120 milliards d’euros sur les fonds obligataires, soit une baisse de plus de 8 % des actifs gérés). Pourtant, dans cette crise, les rachats ont surtout respecté une logique de niveau de risque. En relatif par rapport aux actifs gérés, ce sont surtout les fonds diversifiés les plus risqués qui ont enregistré les plus fortes décollectes. Les arbitrages ont, sans doute, porté sur les fonds diversifiés qui enregistrent des collectes légèrement positives, même pendant cette période !
Les grands gérants mondiaux ont été les plus touchés
Lorsque l’on analyse cette décollecte exceptionnelle depuis mi-février, on s’aperçoit que les sorties ont touché principalement les grandes maisons de gestion mondiales qui gèrent plus de 50 milliards d’euros. Alors que ces acteurs mondiaux concentrent 68 % des actifs gérés en Europe, ils ont représenté près de 75 % de la décollecte nette (plus de 200 milliards sur un mois) ! De leurs côtés, les sociétés de gestion locales s’en sortent mieux, avec une décollecte qui représente uniquement - 3 % de leurs actifs gérés.
Cinq facteurs expliquent, sans doute, ce phénomène. D’abord, ces gérants avaient profité de la forte collecte, ces derniers mois ou dernières années, sur les stratégies obligataires, qui ont été victimes de fortes sorties durant le mois de mars, comme nous l’avons exposé précédemment (des gérants, comme Pimco, M&G, Templeton, etc.). Ensuite, parce qu’il s’agit souvent de très gros fonds qui, lorsque l’on recherche de la liquidité, sont plus facilement arbitrés. Les arbitrages et sorties se sont également concentrés en février et mars sur les ETF, fonds indiciels cotés souvent gérés par de grandes maisons de gestion.
Dernier point en faveur des petites maisons de gestion locales : elles sont souvent plus proches de leurs clients, alors que les grands fonds européens sont distribués partout en Europe par des sociétés de gestion qui maîtrisent parfois moins bien le passif des fonds. On constate une bonne résilience des fonds ISR dans cette crise. Un angle ESG et investissements thématiques responsables et durables où les sociétés de gestion en Europe de taille moyenne ou petite ont été pionnières et qui a donc joué positivement dans la baisse.
Et demain ? Les conséquences seront-elles conjoncturelles ou structurelles ?
Difficile de faire des projections si peu de temps après ce premier épisode d’une crise qui semble s’installer dans la durée. Mais il est fort à parier qu’une fois déconfiné, le monde de la gestion ne repartira pas comme avant, « comme si de rien n’était », et vivra des mutations suite à cette période qui agira comme une sorte d’accélérateur de particules.
Frilosité
Des investisseurs qui seront encore plus frileux. Institutionnels et épargnants étaient déjà considérés comme prudents. La perspective de plus d’impôts, plus de dettes et d’une nouvelle politique de rigueur ne va rien arranger. Dans des pays vieillissants, ce sera plus de l’Income Management que de l’Asset Management !
Rappelons, par exemple, que le placement préféré des Français est le cash et les produits liquides (Livret A, etc.) : en 2019, ils ont épargné environ 50 milliards d’euros en dépôts à vue et 40 milliards en livrets d’épargne.
En 2019, les versements en assurance-vie se sont établis à 145 milliards d'euros (contre 140 milliards en 2018). Les versements sur les unités de compte (UC) n’ont représenté que 27 % des versements.
Tangible
Des investisseurs qui continueront à se tourner vers les actifs tangibles (or, immobilier, infrastructures, etc.) dans un environnement inondé de liquidités et en proie aux questions de déflation ou d’inflation.
C’est aussi la meilleure réponse de la gestion active ou très active face à la montée en puissance des gestions passives ! En 2019, les SCPI ont collecté 8,6 milliards d’euros (+ 68 % par rapport à 2018). L’encours total des SCPI était de 65,1 milliards d’euros à fin 2019 (soit +17 % par rapport à 2018).
Environnement, santé, éducation…
La crise du coronavirus vient de modifier en quinze jours le comportement que beaucoup anticipaient dans quinze ans et ceci pour des milliards d’individus !
Elle vient aussi rappeler l’importance d’investir localement, pas uniquement pour des raisons géostratégiques ou sociales, mais également environnementales. La gestion d’actifs devra participer au financement de ces transitions et faire en sorte d’avoir un réel impact. Plus que la gestion investissement socialement responsable (ISR), c’est ce que l’on appelle la gestion à impact où l’investisseur sait précisément à quoi sert son argent.
Tech et digital
Autre tendance forte révélée par cette crise ! En télétravail, tous les acteurs de l’écosystème financier se sont aperçus in vivo de l’importance de la technologie et du digital (gestion des données clients, des arbitrages, du reporting, etc.). L’industrie de la gestion ne pourra plus faire marche arrière et, au contraire, devra accélérer dans ce domaine. La gestion pilotée mise en place par des conseillers « augmentés » devrait en profiter et se démocratiser.
ETF
Pour les fonds traditionnels, la concurrence des gérants mondiaux et des fonds indiciels et ETF va s’intensifier. Quoi de mieux demain qu’un fonds coté promettant une liquidité instantanée pour répondre aux exigences de digitalisation de la distribution de produits financiers ?
Et avec une promesse de gestion « low cost » : par rapport aux frais de gestion courants des fonds actions traditionnels à 1,58 %, les frais de gestion courants moyens pour les ETF actions sont à 0,38 % et les fonds actions classés « indiciels » ont affiché des frais moyens de 0,99 %. En période de crise et de taux négatifs, les frais et marges sont orientés à la baisse.
Réglementation
Alors que les plans de soutien se multiplient, notamment en Europe afin de sécuriser le système financier, la réglementation et le poids des Etats sera encore plus important.
M&A
Pour toutes ces raisons, alors même que les opérations de fusions-acquisitions avaient été assez modestes après la crise de 2008, nous devrions assister à une vague de rapprochements entre les acteurs de la gestion d’actifs en Europe dans les années à venir.
Vos réactions