Guerre des changes : dernières nouvelles du front
Par Eric Bourguignon, directeur de la gestion taux et crédit, et directeur général délégué de Swiss Life AM France (achevé de rédiger le 7 janvier)
Le monde vit au gré des batailles monétaires de titans que se livrent les grandes économies de la planète à grands coups de manipulations des taux de change. La Fed a lancé l’attaque, puis la BCE a riposté. Dollar contre euro, et yuan contre le reste du monde. Plongée dans cette nouvelle guerre dominée par l’arme du change transformée en redoutable machine de guerre.
Mai 2014. Cette fois, pas de doute c’est la guerre ! Après avoir si longtemps manifesté un coupable dédain à l’idée même de chercher à agir sur le cours de l’euro, Mario Draghi, ci-devant président de la Banque centrale européenne, s’est enfin décidé à entrer dans la bataille monétaire de titans à laquelle se livrent les grandes économies de la planète. Il était temps ! A 1,40 contre son grand rival le dollar, l’euro cher était en train d’asphyxier des pans entiers de l’industrie du Vieux Continent. Chaque jour, des fleurons européens tombaient sous les coups de boutoir de nos principaux concurrents rompus aux techniques des manipulations monétaires. Chaque jour, de nouveaux travailleurs venaient grossir l’immense cohorte des victimes de la guerre des changes.
Depuis cette date, la monnaie unique a perdu près de 25 % de sa valeur contre le billet vert. Malgré le succès de cette première « offensive », la BCE semble déterminée à poursuivre son avantage. Elle nous annonce régulièrement de nouvelles mesures destinées à enrichir son arsenal monétaire. Mais attention, il faut savoir arrêter une guerre ! Un adage valable aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique.
La guerre de vingt ans
Les manipulations de taux de change constituent une pratique fort ancienne. Dès la plus haute antiquité, le métier de changeur, ancêtre des banquiers, apparut ainsi pour s’assurer que les monnaies étrangères qu’on leur présentait n’étaient pas « dévaluées », autrement dit qu’elles contenaient bien les quantités de métaux précieux que l’on était censé y trouver. L’expression « guerre des changes », qui désigne l’ensemble des manipulations de taux change auxquelles les pays recourent pour améliorer leur compétitivité, fut remise au goût du jour en septembre 2010 par le ministre des Finances brésilien, Guido Mantega. « Nous sommes en pleine guerre des changes », avait-il alors déclaré.
Au moment où il prononça ces mots, le Brésil avait déjà pris plusieurs mesures visant à enrayer la progression inquiétante de sa monnaie et il n’était pas le seul. De nombreux pays, notamment émergents, cherchaient à affaiblir artificiellement le cours de leur devise pour tenter de réanimer leurs économies, encore sous le choc de la Grande Récession de 2009 déclenchée par l’explosion du marché des subprimes aux Etats-Unis et la faillite retentissante de la banque Lehman Brothers.
Cette guerre n’avait en réalité jamais vraiment cessé depuis 1973, date de l’avènement des changes flottants qui mettait fin au système de Bretton Woods, un système justement destiné à éviter les pratiques monétaires déloyales à travers l’instauration d’un système de change fixe centré sur le dollar. Mais surtout, cela faisait près de vingt ans que la Chine avait transformé l’arme du change en machine de guerre redoutable, pour remettre l’Empire du Milieu sur le chemin de la croissance, et l’aider à retrouver sa puissance d’antan. L’économie mondiale ne s’en est jamais remise.
Chine : la grande manipulation
Fidèle aux préceptes du général Sun Tzu, pour qui « L’Art de la guerre » est question de méthode et de stratégie, la Chine s’est appliquée à partir du milieu des années 1990 à maintenir le yuan outrageusement sous-évalué, de façon à donner un avantage concurrentiel définitif aux produits chinois, et de hisser le pays au statut d’atelier du monde.
C’est ainsi qu’entre 1985 et 1994, le renminbi (littéralement monnaie du peuple), l’autre nom du yuan, a perdu 75 % de sa valeur contre le dollar et 80 % contre l’euro (calcul évidemment théorique en ce qui le concerne puisque la monnaie unique n’a été créée qu’en 1999). Au cours des dix années qui ont suivi, les dirigeants chinois ont cherché par tous les moyens à stabiliser le cours de leur devise de manière à conserver intact l’avantage commercial considérable que leur procurait le yuan faible, et cela malgré les pressions incessantes de leurs partenaires commerciaux qui les enjoignaient régulièrement de réévaluer drastiquement leur monnaie. Soucieux de renforcer progressivement la place financière chinoise et de soutenir le rôle international du yuan dans les échanges (cf. graphique « Evolution du renminbi contre le dollar »), ils ont cependant piloté à partir de 2005 une hausse progressive de leur monnaie qui l’a conduite à s’apprécier en moyenne d’environ 40 %.
Mais malgré ce réajustement significatif, la devise chinoise resterait largement sous-évaluée aux yeux de beaucoup d’économistes. Et il est vrai qu’elle affiche encore une décote de 60 % contre le dollar et de 70 % contre l’euro par rapport à son cours de 1985, chiffres qu’il conviendrait toutefois de corriger du renchérissement relatif qu’ont subi les produits chinois depuis cette date en raison du dérapage de l’inflation enregistré ces dernières années dans la première économie asiatique.
Une chose est cependant certaine. Grâce à la manipulation outrancière de son taux de change, la Chine est parvenue en quelques décennies à devenir la première puissance industrielle. Depuis 1990, sa production industrielle a, en effet, été multipliée par 17 et ses exportations de produits manufacturés, par 22. Elle n’a laissé que des miettes à ses concurrents. Elle a, en quelque sorte, déjà gagné la guerre !
Le choix des armes
En matière monétaire comme en matière militaire, les stratégies adoptées par les belligérants d’un conflit diffèrent selon qu’ils appartiennent au camp des agresseurs ou à celui des agressés. Les premiers misent généralement sur l’offensive, tandis que les seconds s’organisent pour faire face aux assauts de l’ennemi, avant éventuellement de passer à la contre-attaque.
L’arsenal sur lequel les Etats peuvent compter pour agir sur le cours de leur monnaie à travers leur politique de change est, en revanche, sensiblement moins étoffé que celui dont ils équipent leurs armées. En effet, ils ne disposent que de trois types d’« armes » pour obtenir un avantage de compétitivité ou pour réagir aux agressions monétaires d’un partenaire commercial indélicat.
Ils peuvent d’abord instituer un contrôle des changes, opération qui consiste à limiter les fluctuations du taux de change en restreignant les mouvements de capitaux. Dans un tel régime, les opérations de changes sont parfois réservées au seul domaine commercial quand interdiction n’est pas purement et simplement faite de détenir ou d’acquérir des devises étrangères.
Le Brésil en 2009, mais aussi l’Argentine en 2011, Chypre en mars 2013, et bien sûr la Chine depuis toujours, la liste est longue des pays ayant, à un moment ou à un autre, recouru à cette pratique autoritaire de manipulation du taux de change.
Plus subtile est la technique qui vise à exercer une pression à la baisse de sa devise de manière indirecte en agissant sur les taux d’intérêt ou la quantité de monnaie, technique étroitement associée à la politique monétaire et que n’aurait certainement pas reniée l’historien militaire britannique Basil Henry Liddell Hart, connu comme le principal promoteur des stratégies d’approche indirecte !
En abaissant les taux d’intérêt, une banque centrale encourage en effet les épargnants à investir à l’étranger pour améliorer la rémunération de leurs avoirs ce qui provoque des sorties de capitaux susceptibles de peser sur le cours de la devise. Il en va de même lorsqu’elle recourt à un accroissement de la création monétaire, dans la mesure où la valeur d’une monnaie est intrinsèquement liée à sa quantité. Mais la solution la plus efficace et aussi la plus utilisée pour influer sur le cours d’une monnaie est encore de mener des interventions directes sur les marchés des changes, de manière à l’affaiblir ou au contraire à la soutenir. Arrêtons-nous quelques instants sur cette technique particulièrement éprouvée de manipulation des taux de change.
Interventions sur le marché des changes
Le cours des monnaies est déterminé sur le marché des changes en fonction de l’offre et de la demande. Si rien ne vient entraver leur évolution, les taux de change sont naturellement très volatils et peuvent parfois suivre une évolution contraire aux intérêts des pays concernés.
Beaucoup d’Etats interviennent pour cette raison directement sur le marché des changes pour influencer le cours de leur devise. Ces interventions consistent à l’acheter ou à la vendre selon le mouvement qu’ils souhaitent lui imprimer, interventions dont la banque centrale constitue généralement le bras armé. Une fois ce stock épuisé, elle n’a plus de munitions pour intervenir et le cours de sa devise reprend alors son mouvement ascensionnel.
Lorsque la banque centrale souhaite soutenir sa devise, elle s’en porte acheteuse sur le marché des changes, de façon à en provoquer artificiellement l’appréciation. Mais dans la mesure où elle doit puiser dans ses réserves de changes pour régler ses achats, sa capacité d’intervention est limitée au stock de devises dont elle dispose.
Sa situation est beaucoup plus confortable quand elle cherche à provoquer la baisse ou à empêcher le renchérissement de sa devise. Il lui suffit pour cela de vendre sa propre monnaie en quantité suffisante pour y parvenir, monnaie qu’elle peut quasiment créer en quantité illimitée grâce au privilège d’émission qui est le sien !
On comprend ainsi avec quelle facilité la Chine a pu maintenir durablement sous-évaluée sa devise des décennies durant. Elle n’a eu qu’à se contenter de faire tourner la planche à billets, puis inonder le marché des changes de yuans fraîchement créés.
Généralisation du conflit
Les ventes répétées de yuans auxquelles la PBOC (People’s Bank of China) a procédé pour contrôler le cours de sa monnaie l’ont conduite à accumuler, années après années, un stock considérable de devises étrangères, puisque chaque vente de yuans correspond par définition à l’achat d’une autre devise.
Comptabilisé dans le poste « réserves de changes » inscrit à l’actif de son bilan et essentiellement composé de dollars et d’euros (cf. graphique « Evolution des réserves de change de la Chine »), ce stock a, en effet, été multiplié par 25 entre 1999 et 2014. Il atteignait alors la somme colossale de 4 000 milliards de dollars (3 700 milliards d’euros, ndlr), montant qui illustre, s’il en était besoin, la force de l’engagement chinois dans la guerre des changes.
La Chine n’est, bien sûr, pas le seul pays émergent à avoir manié l’arme du change au cours des dernières années (cf. graphique « Evolution des réserves des pays émergents [hors Chine] »). Tous les autres l’ont effectivement utilisée à des degrés divers pour accroître leur part de marché dans les échanges internationaux, politique qui s’est traduite par un gonflement de 2 500 milliards de dollars (2 300 milliards d’euros, ndlr) de leurs réserves entre 1999 et 2008.
A partir de 2009, ces pays ont connu des entrées massives de capitaux en provenance des places financières occidentales que la faillite de la banque Lehman Brothers avait précipitées dans la tourmente. Les interventions des pays émergents sur le marché des changes ont alors changé de nature. D’agressives, elles sont devenues défensives. Elles ne visaient désormais plus à affaiblir leur monnaie, mais à lutter contre l’appréciation qu’elle connaissait du fait de l’accroissement considérable de ces flux financiers, flux d’ailleurs constamment alimentés par les politiques monétaires non conventionnelles mises en place dans les pays développés. En moins de six ans, leurs réserves de change ont, à ce petit jeu, bondi de 2 500 milliards supplémentaires pour atteindre le montant faramineux de 6 000 milliards de dollars (de 2 300 à 5 500 milliards d’euros, ndlr).
Dommages collatéraux
La création monétaire effrénée à laquelle les pays émergents ont procédé pour éviter l’appréciation de leur devise a donné les résultats escomptés. Elle a permis de contenir les pressions haussières qu’elle subissait et les pertes de compétitivité que ces pressions risquaient d’engendrer. Mais elle a eu, en revanche, des conséquences désastreuses sur le plan interne comme on pouvait s’y attendre.
Cette manne a en effet été source de nombreux déséquilibres en se diffusant dans l’économie par l’intermédiaire de ceux qui en bénéficiaient, c'est-à-dire les exportateurs qui s’empressaient de convertir leurs recettes en dollars en monnaie domestique, les banques dans lesquelles cet argent était déposé, et bien sûr les investisseurs occidentaux qui fuyaient leur place d’origine.
L’envolée des crédits bancaires qu’elle a encouragée, a conduit à un surinvestissement dans de nombreux secteurs à faible valeur ajoutée ainsi qu’à une accélération préoccupante de l’endettement privé. Le coup de fouet qu’elle a donné à l’activité dans certaines régions s’est traduit par un dérapage des salaires et l’apparition de tensions inflationnistes. L’aisance financière qui en a résulté a contribué à la formation de bulles sur les marchés de capitaux.
Changement de front
A partir de la fin 2010, le « front » de la guerre des changes a commencé à évoluer. Certains pays émergents, qui étaient en première ligne, ont entamé un repli stratégique pour faire face aux déséquilibres internes que leurs interventions sur le marché des changes avaient engendrés. Le plus vindicatif d’entre eux, la Chine, a ainsi procédé en moins de neuf mois à cinq relèvements de ses taux directeurs tout en continuant de piloter le renchérissement progressif du renminbi contre les autres grandes devises, dollar en tête.
Les pays développés qui étaient restés largement en retrait du conflit, sont dans le même temps peu à peu montés au front. Certains ont multiplié les interventions sur le marché des devises pour affaiblir le cours de leur monnaie. A l’image des Etats-Unis, d’autres
ont adopté des politiques monétaires de plus en plus agressives, combinant pour y parvenir baisse drastique des taux d’intérêt et recours sans limite à la création monétaire.
En mai 2013, l’indicateur de la guerre des changes publié par la banque HSBC témoignait de ce bouleversement. Censé classer les pays en fonction de leur implication dans le conflit, il révélait que les premières places de ce classement étaient désormais troquées par deux pays développés, à savoir le Japon et la Suisse.
Il n’y avait rien de surprenant à retrouver le Japon à ce poste avancé de la bataille. L’archipel avait toujours manipulé sa monnaie, et chacun avait observé qu’il avait intensifié ses offensives au point de détenir à lui seul plus de 10 % des réserves mondiales de change.
En revanche, la position de la Suisse dans le classement interpellait, car ce petit pays riche et paisible de 8 millions d’habitants ne s’était, jusqu’ici, jamais distingué par ses velléités guerrières, tant dans les domaines militaire qu’économique. Mais il avait dû prendre part, bien malgré lui, au conflit pour faire face à l’afflux considérable de capitaux en quête de refuges qu’il subissait depuis le début de la crise des dettes souveraines en zone euro. Sans intervention de la Banque nationale suisse, la progression fulgurante du franc suisse consécutive à ces entrées de capitaux se serait poursuivie, ruinant des secteurs entiers d’une économie largement tournée vers les marchés extérieurs.
Revirement stratégique
Mai 2013 marqua également un revirement stratégique majeur dans les stratégies de change des pays émergents. Jusqu’ici habitués à lutter contre l’appréciation de leur monnaie, ils ont soudain été contraints d’intervenir pour en limiter l’effondrement.
En annonçant le 21 mai qu’il envisageait de mettre fin à son programme de Quantitative Easing, le président de la Fed, Ben Bernanke, a en effet déclenché une véritable tempête financière dont ils ont été les principales victimes. Les investisseurs internationaux, qui avaient largement contribué au processus de renchérissement des devises et des marchés émergents, ont très vite compris qu’avec la fermeture progressive du robinet monétaire américain, ces marchés risquaient de perdre un de leurs soutiens essentiels. Ils ont donc décidé de rapatrier leurs capitaux par dizaines de milliards, provoquant la chute brutale des bourses et des devises des pays dans lesquels ils étaient venus chercher des rendements alléchants (cf. graphique « Evolution du cours de quelques devises émergentes contre le dollar »).
En moins de trois mois, le rand sud-africain et la livre turque ont ainsi perdu 10 %, le real brésilien près de 20 %, et la roupie indienne a véritablement sombré. Depuis, la débandade de ces monnaies émergentes n’a été interrompue que par de rares moments de trêves malgré les initiatives qui ont été prises pour tenter de l’enrayer.
Le choc du 11 août
Relativement épargnée par ces turbulences liées aux perspectives d’un resserrement de la politique monétaire américaine, la Chine fut à son tour confrontée, à partir de l’automne 2014, à une situation inédite qui l’obligea aussi à bouleverser sa stratégie de change.
Le pays, jusqu’ici habitué à engranger des flux de devises en raison de son excédent extérieur chronique, dut effectivement faire face à des sorties massives de capitaux de son territoire en raison de l’envolée des investissements financiers de ses ressortissants (entreprises et investisseurs) à l’étranger. Tandis que les exportateurs chinois continuaient de « remplir le coffre », d’autres se chargeaient de le vider en achetant des entreprises étrangères ou en effectuant des placements sur les grandes places financières internationales.
Ce phénomène tout à fait nouveau ne devait rien au hasard. Il y avait bien longtemps que le modèle de développement chinois à marche forcée fondé sur la sous-évaluation du yuan, l’investissement public et le crédit avait atteint ses limites. Les surcapacités de production, le surendettement et l’inflation salariale qu’il avait engendrés s’étaient traduits par une chute de la rentabilité du capital, et cette chute poussait maintenant les agents économiques à rechercher de nouvelles opportunités d’investissement en dehors de leurs frontières (cf. graphique « Evolution de la rentabilité du capital en Chine »).
Quand ces sorties de capitaux dépassèrent les flux entrants liés aux activités exportatrices, les pressions haussières que subissait le yuan depuis des décennies firent mécaniquement place à des pressions baissières.
Pour éviter la chute du renminbi, la Banque centrale chinoise, qui était si souvent intervenue sur le marché des changes pour acquérir des devises, fut contrainte de puiser dans son stock considérable de réserves pour acheter des yuans sur le marché des changes. Elle dépensa en douze mois près de 450 milliards de dollars (414 milliards d’euros, ndlr) pour soutenir sa monnaie. Mais elle risquait de devoir en dépenser bien davantage pour faire face à l’accentuation des pressions dont elle était victime. C’en était trop. Le 11 août 2015, la PBOC stupéfiait le monde en dévaluant de 2 % le yuan contre le dollar. Pour beaucoup, cette dévaluation surprise, la première réalisée par la Chine depuis plus de vingt ans révélait l’immensité des problèmes économiques que la Chine affrontait désormais. Pour d’autres, elle marquait un retour fracassant du pays sur le front de la guerre des changes. Quelle qu’en fut la cause, le choc était rude pour l’économie mondiale.
Le virage à 180 degrés de la BCE
L’entrée en guerre des changes de la BCE quelques mois plus tôt fit également l’effet d’une bombe sur les marchés internationaux de capitaux. La jeune institution européenne n’avait jamais jugé utile de conduire une politique de change contrairement à ses grandes rivales asiatiques ou anglo-saxonnes. Son président, Mario Draghi, ne cessait de marteler depuis sa prise de fonction son hostilité à toute forme d’intervention sur le cours de l’euro. En novembre 2013 il avait encore enfoncé le clou. « Comme vous le savez, le taux de change de l’euro n’est pas un objectif pour la BCE », avait-il alors rappelé.
Conséquence de cet autisme de nos grands argentiers, l’euro, seule grande monnaie livrée aux forces du marché, était devenu au fil des ans la variable d’ajustement du système monétaire international. Au moment où ils opérèrent ce revirement spectaculaire, la monnaie unique avait en moyenne progressé de 15 % depuis sa création, alors que la livre sterling et le dollar avaient dans le même temps perdu plus de 10 %. De l’avis général, l’euro était surévalué de 10 à 20 % compte tenu de cette évolution. Comme souvent avec la BCE, la première attaque fut verbale. Après s’être montrée si longtemps insensible à la vigueur de l’euro, elle reconnut enfin par la bouche de son président que « l’appréciation de l’euro dans le contexte d’une inflation faible et de niveaux toujours bas d’activité économique (…) est un motif de préoccupation du point de vue du conseil des gouverneurs ». Elle annonçait dans la foulée trois types de mesures destinées à traduire dans les actes sa spectaculaire volte-face : une baisse supplémentaire de ses taux directeurs, le lancement d’un programme ciblé de soutien du crédit à l’économie, et si nécessaire, l’adoption d’un programme d’achats de titres par création monétaire.
La stratégie de la BCE fut d’une redoutable efficacité. Fin 2014, le cours de l’euro affichait un recul de près de 15 % contre le dollar et de 5 % en moyenne.
Cette stratégie ne donna cependant pas les résultats économiques escomptés. La baisse de l’euro ne parvint pas à stimuler la croissance européenne. Pire, le risque déflationniste que l’on pensait écarter en affaiblissant le cours de notre devise, fit un retour fracassant sur le devant de la scène au tournant de l’année. La banque centrale décida alors de mettre toutes ses forces dans la bataille. Elle fit savoir aux marchés qu’elle allait à son tour mettre en place un vaste programme de Quantitative Easing destiné à définitivement éradiquer le spectre déflationniste et à remettre l’économie européenne sur de bons rails.
Quand ce programme commença à être mis en application, en mars 2015, l’euro avait encore abandonné 10 % supplémentaires contre le billet vert et 5 % en moyenne. Pour nos partenaires européens, qui sont aussi nos principaux partenaires commerciaux, le choc était particulièrement sévère.
Guerre fratricide
La Suisse, qui tentait tant bien que mal d’éviter le renchérissement de sa monnaie depuis les premiers soubresauts de la crise des dettes souveraines, ne put résister à cette nouvelle offensive de la Banque centrale européenne (cf. graphique « Evolution des réserves de change de la Suisse »). Elle avait déjà dû créer un montant de francs suisses équivalent à 75 % de son PIB pour acheter des euros et stabiliser la parité euro/franc suisse !
Persévérer dans cette voie l’exposait potentiellement à en créer infiniment plus, ce qui aurait eu, à terme, des effets ravageurs sur l’économie helvétique. Elle décida donc de rendre les armes en annonçant début 2015 qu’elle cessait d’intervenir sur le marché des changes, décision qui provoqua instantanément un bon de plus de 20 % du cours de sa monnaie (cf. graphique « Evolution de la parité euro/franc suisse »).
Bien qu’ils fussent également très touchés par l’agressivité de la BCE, d’autres petits pays européens ont cependant refusé de capituler. Désireux d’en découdre, ils n’ont en effet cessé de multiplier les initiatives au cours des derniers mois pour soulager la pression sur leur devise.
A l’image du Danemark et de la Suède, ils n’ont pas hésité à porter leurs taux d’intérêt loin en territoire négatif de manière à réduire l’attractivité de leur monnaie. Ils ont également, comme la Suisse avant eux, mené des interventions directes sur le marché des changes. Ils ont enfin parfois recouru à l’arme du Quantitative Easing, imitant en cela la BCE elle-même. Le combat est toutefois inégal, et il y a fort à parier qu’ils peineront à « garder leurs positions » si la BCE devait encore intensifier son offensive, ce qu’elle a déjà d’ailleurs commencé à faire en annonçant récemment qu’elle portait de - 0,20 à - 0,30 % le taux auquel elle rémunère les dépôts des banques de la zone euro dans ses livres, et qu’elle envisageait de proroger de six mois son programme d’achats de titres financés par création monétaire.
Pour un arrêt des hostilités
Les manipulations de taux changes s’apparentent économiquement à une forme de protectionnisme. Elles constituent une subvention à l’exportation en rendant artificiellement bon marché la production nationale. Elles découragent les importations en provoquant leur renchérissement. Elles profitent certes parfois à ceux qui en sont à l’initiative, mais l’avantage qu’elles leur procurent est forcément provisoire. Elles finissent presque toujours par engendrer de profonds déséquilibres dans leur économie et à susciter des mesures de rétorsion par ceux qui en sont victimes. En décidant au printemps 2014 de prendre part au conflit, la Banque centrale européenne, défendait une juste cause. Elle souhaitait corriger la surévaluation de l’euro due aux pratiques non coopératives de certains de nos partenaires. La fuite en avant à laquelle elle se livre maintenant pour affaiblir davantage notre monnaie nous semble, en revanche, inutile et dangereuse. Elle l’enferre dans une logique absurde de taux négatifs et de création monétaire qui décourage l’épargne et favorise la formation de bulles financières, sans résoudre les problèmes structurels de l’économie européenne. Elle déstabilise nos voisins en les soumettant à une concurrence déloyale.
Comme toute guerre, la guerre des changes est donc fondamentalement destructrice. Elle transfère provisoirement les problèmes d’un pays sur l’autre, mais au bout du compte, elle ne laisse que des perdants sur le champ de bataille. Il est donc grand temps que ces pratiques cessent et d’entamer une refonte du système monétaire international. Dès lors, plutôt que de poursuivre cette guerre, ne devrait-on pas aujourd’hui laisser les diplomates prendre le pas sur les hommes d’action ?
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