Résolution 2023 : facturer des honoraires !
Par Vincent Boisseau, associé-fondateur d’Opadeo Conseil, et Emilie Mazzei, avocat au barreau de Paris (EM Avocat)
En ce début 2023, pourquoi parler encore d’honoraires ? Le business model d’une gestion de patrimoine facialement gratuite ou indolore pour les clients grâce aux rétrocessions de commissions sur produits porte dans son ADN les germes de maux divers : conflits d’intérêts, faible rémunération, solutions patrimoniales limitées, réticences au plus haut niveau européen…
En ouvrant de nouveaux horizons au conseiller, les honoraires permettent de soulager le conseiller en gestion de patrimoine de la pression permanente de la vente de produits.
Proposer de nouveaux services
Etre payé en honoraires, c’est pouvoir proposer de nouveaux services non liés aux produits.
Le bilan patrimonial
Un bilan patrimonial, ce n’est pas simplement rentrer des données dans un outil de gestion et appuyer sur un bouton pour avoir des graphes. C’est surtout approfondir les grandes problématiques patrimoniales (mariage, succession, fiscalité, retraite, etc.) sous leur angle financier et juridique ; c’est donc identifier des nouvelles problématiques patrimoniales et trouver des solutions, soit via des solutions juridiques (réalisées par le conseiller ou par des tiers-experts, comme les avocats, notaires ou experts-comptables), soit via les produits (et on revient à une notion standard d’intermédiation sur produits d’assurance, financiers ou immobiliers).
C’est également donner au client des perspectives et du sens, via la planification patrimoniale. Rémunéré en prix/jour, voire sous-traité à des conseillers en gestion de patrimoine (généralement détenteurs d’un master en gestion de patrimoine), le bilan patrimonial permet d’assurer la rémunération du temps sur la phase du conseil ; la vente du produit devient alors moins indispensable.
Les missions de conseil non lié à un produit en particulier
Il peut s’agir de simulations sur l’intérêt de faire ou ne pas faire telle ou telle opération, de missions de conseil en compétence juridique appropriée (CJA), mais également, de superviser tous les actifs financiers d’un client, même ceux souscrits ailleurs (à la banque ou par un CGP précédent).
L’abonnement patrimonial
Ce forfait mensuel (mais variable selon les services proposés) monétise le temps qui, généralement, est accordé gratuitement par le conseiller. Exemples :
- la hotline : prendre le temps de répondre au client. Evident ? Pas si sûr. Pour beaucoup, ces appels impromptus de clients, même de courte durée individuelle représentent in fine un temps non négligeable dans le quotidien. Offrir ce service à la condition de souscrire à l’abonnement patrimonial permet de monétiser ce temps perdu ;
- l’accompagnement au remplissage des déclarations d’impôts. Essentiel pour ne pas passer à côté d’informations, voire pour éviter les erreurs des clients, ce service est pour beaucoup de conseillers offert gratuitement ;
- l’actualisation annuelle du bilan patrimonial ;
- le reporting financier tiré d’agrégateurs bancaires.
Proposer de nouveaux produits
Etre payé en honoraires, c’est accepter de proposer des produits qui ne versent pas (ou qui versent peu) de rétrocessions de commissions, donc élargir considérablement sa boîte à outils patrimoniale. Les plus évidents sont les titres vifs, les clean-shares et les ETF, des produits non « plombés » par les rémunérations des distributeurs (car les rétrocessions aux distributeurs sont directement imputées sur la valeur du produit, donc sur la performance).
Signalons l’influence des groupements, plates-formes ou réseaux de conseillers en gestion de patrimoine : presque tous permettent aux CGP d’accéder aux produits à des conditions avantageuses et/ou de bénéficier de surcommissions. Une majorité de ces groupements/plates-formes, pour pouvoir prélever une rémunération de fonctionnement, ne sélectionnent que les produits qui les rémunèrent. Les produits peu rémunérateurs, qu’ils soient performants ou non, ne sont pas sélectionnés. C’est donc aux conseillers d’aller chercher d’autres produits (quand ils ont le droit de le faire).
Etre rémunéré en honoraires sur de nouveaux services permet d’aller chercher des produits moins rémunérateurs et plus confidentiels, tout en réinventant la façon de se faire rémunérer (rémunération sur encours en front, par exemple).
Mieux gérer les conflits d’intérêts
La rémunération par rétrocessions de commissions est le modèle le plus courant. Il est pourtant porteur d’un risque grossier de non-conformité réglementaire : le conflit d’intérêts. Caricaturalement, un conseiller qui ne vend pas de produit ne se rémunère pas. Il aura donc une tendance naturelle à pousser la vente de produit vis-à-vis de tout prospect.
L’autre aspect du conflit d’intérêts est que le conseil se porte vers le produit le plus rémunérateur entre deux (mais peut-être pas le plus adéquat), avec une dérive moins conforme : la recherche de produits atypiques, voire non commercialisables en France, fort rémunérateurs.
Enfin, les challenges de groupement ou de réseau et les seuils minimums de souscription auprès de d’assureurs pour maintenir un mandat sont deux autres exemples de dispositifs mettant à mal une gestion saine des conflits d’intérêts.
Là aussi, être rémunéré en honoraires sur de nouveaux services permet d’aller chercher des produits moins rémunérateurs et plus confidentiels (sur le marché français).
Quand le contrôle de gestion s’en mêle
Qui dit contrôle de gestion dit calcul de rentabilité de chaque client, de chaque produit. Il y a des clients rentables et des non-rentables (que généralement le conseiller identifie instinctivement).
Généralement, le conseiller globalise tous les chif-fres d’affaires des uns et des autres ; une belle opération immobilière couvre le temps passé sur une petite assurance-vie !
La réglementation impose qu’en face d’une rémunération dans la durée, il y ait des services : reporting, mise à jour annuelle d’adéquation, accompagnement en cas de problème, hotline… De plus le client, lui, voit une relation dans la durée. Il veut pouvoir disposer de son conseiller quand il en a besoin, l’appeler quand il est disponible (même le soir ou le week-end). Qu’importe la durée de sa demande, il est le client.
Chacun de ces services coûte en temps, coût qu’il faut mettre en regard de ce que le conseiller gagne. Mais pour estimer le coût du temps, encore faut-il aborder les notions de temps et de sa valeur. Quelle est la valeur du CGP ? Quelle est la valeur-temps de ses conseils au regard de ses diplômes, de son expérience, de sa compétence, de la valeur ajoutée de ses conseils ? 50 euros de l’heure ? 100 euros ? 150 euros ? 200 euros ?
Une méthode très rudimentaire est d’estimer son chiffre d’affaires annuel souhaité (120 000 euros, par exemple) et de le diviser par le nombre de jours travaillés annuels (disons 200). Dans cet exemple, si chaque jour travaillé, le conseiller en gestion de patrimoine est rémunéré 600 euros, on atteint son chiffre d’affaires cible. Cet étalon-temps permet d’estimer le coût du temps passé.
De manière paradoxale, il peut être plus intéressant de ne pas faire souscrire un produit dont on sait qu’il ne rapporte pas grand-chose et qu’il coûte en temps de suivi réglementaire, et de le sous-traiter sur des plates-formes en ligne peu chargées en frais. C’est la plate-forme qui fait le suivi réglementaire coûteux et le conseiller qui garde la relation client (essentiel !) avec un abonnement peu consommateur en temps.
L’honoraire permet donc de « rentabiliser » les clients qui ont des produits peu rémunérateurs ou qui sont très consommateurs de temps.
Estimer son chiffre d’affaires en honoraires
Finalement, les honoraires sont-ils intéressants financièrement ? Essayons d’estimer le chiffre d’affaires potentiel que pourraient rapporter les honoraires. Pour cela, le plus simple est de travailler par catégorie d’honoraires :
- abonnement patrimonial : minimum 50 euros TTC par mois a minima (50 euros, soit un bon dîner avec vin). Cela peut monter jusqu’à 300 euros selon les services proposés (cf. ci-dessus). Et maintenant faisons le calcul : nombre de clients x 50 euros x 12 mois ;
- suivi du patrimoine financier : Généralement, on estime les honoraires de suivi de 0,2 à 0,4 % annuel de l’encours financier. Faisons le calcul : total épargne financière non conseillée par le CGP à ce jour (à la banque par exemple) de tous les clients x 0,2 % ;
- accompagnement auprès des tiers (notaires, expert-comptable…) sur des missions non liées à des produits (qui, elles, sont généralement rémunérées par des rétrocessions). Nombre d’heures 2022 x le prix horaire (50 euros ? 100 euros ? 150 euros ?) ;
- missions diverses de conseils : simulations d’achat/de vente…
Derrière ces beaux chiffres, il y a une réalité plus diverse. Si pour les nouveaux clients, les nouvelles règles du jeu peuvent s’appliquer facilement, il en est tout autrement des anciens clients, habitués à ne rien payer de leur poche, voire à la gratuité de services. Certains clients refuseront clairement. D’autres seront plus compréhensifs. D’autres encore ne sont pas dans les conditions financières suffisantes pour payer des honoraires. Et certains abuseront de la hotline.
Stratégie : se préparer à l’impensable
La tendance réglementaire à Bruxelles n’est pas au statu quo sur les rétrocessions. Régulièrement, le serpent de mer de l’interdiction refait surface. Plusieurs pays ont basculé. Avec les conséquences qu’on connaît.
En Angleterre, la Retail Distribution Review (RDR) de 2013 a eu pour conséquence la disparition de dix mille conseillers financiers et la fin du conseil pour les petits clients obligés de se tourner vers les plates-formes automatisées. Certes, les conseillers qui ont survécu ont vu leurs conditions s’améliorer car les clients restants pouvaient payer des honoraires significatifs.
Face à ce futur dont la probabilité de réalisation en France n’est pas nul, que faire ? Faire sa propre révolution et préparer ses clients.
Le plus grand frein, c’est le conseiller lui-même. Manque de confiance en lui, incompétences réelles ou supposées, peur de remettre en cause la rémunération « indolore » du modèle, fausses certitudes (« les honoraires sont interdits aux CIF »)…
Nombreuses sont les raisons d’une telle crainte. La seule question à se poser est alors : qu’attendent les clients ? Qu’apprécient-ils ? Parions que peu de clients mettront en haut de liste « vous avez les meilleurs produits ! » En fait, les clients apprécient l’accompagnement, le professionnalisme, la vision globale, la disponibilité, l’accompagnement dans la durée, la valeur ajoutée du conseil… Des notions qui font référence à l’expérience, aux compétences, mais certainement pas aux produits qu’on peut trouver partout. Des valeurs et des attentes qui, assez paradoxalement, n’apparaissent nulle part dans la rémunération produit. Comme si tout un pan de la relation, celle qui fait appel aux valeurs humaines de l’écoute et de l’analyse n’existait pas.
Deuxième sujet stratégique : la transparence des rémunérations. Elle va certainement se renforcer. Aujourd’hui, la non-transparence ne génère que peu de sanctions des régulateurs ; demain, il est évident que les contrôles seront plus rigoureux et les sanctions plus fortes (cf. conférence ACPR du 5 décembre 2022).
La base même du business model de la gratuité faciale pour le client (ou de son côté « indolore ») va donc progressivement disparaître, entraînant avec elle son lot d’interrogations et de négociations par les clients sur les commissions qu’ils verront surgir des déclarations d’adéquation. Car peu ou prou, le travail est le même pour une assurance de 25 000, 250 000 ou 2 500 000 euros, mais pour le client, les commissions ponctionnées vont de 1 à 100. La pression est donc à la baisse et ce n’est que le début.
A contrario, cette transparence est une formidable opportunité. Celle d’expliquer en profondeur le travail du conseiller en gestion de patrimoine ou de courtier d’assurances, d’expliquer qu’il ne suffit pas simplement de claquer des doigts pour faire souscrire un produit, mais que pour arriver à un conseil pertinent et adéquat, il y a un long travail préalable de formation, de compétence, d’expérience, puis d’analyse.
Cette explication est essentielle. Car elle doit permettre au client de prendre conscience du temps et de la valeur de votre temps comme n’importe quel avocat, juriste, notaire… Et ça, c’est la première étape vers l’acceptation des honoraires par le client.
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