L’indemnisation de la perte de chance et la prescription
Par Philippe Glaser, avocat associé chez Taylor Wessing
Les CGP sont sans aucun doute les professionnels les mieux armés pour accompagner les investisseurs désireux de diversifier leur patrimoine ou de réaliser des investissements dans des opérations qui présentent souvent un avantage financier ou fiscal. Pour autant, ces opérations présentent parfois un risque qui peut affecter la rentabilité de l’opération ou remettre en cause l’avantage fiscal espéré. C’est à l’occasion de certaines de ces opérations, qui ne se dénouent pas comme l’espéraient les investisseurs, que ceux-ci décident d’engager la responsabilité de leur CGP.
Ces procédures, particulièrement nombreuses, ont donné lieu ces dernières années à un contentieux nourri portant sur les contours de l’obligation de conseil et son corollaire, la perte de chance de ne pas avoir souscrit l’investissement critiqué.
Le plus souvent, les investisseurs reprochent au professionnel d’avoir manqué à ses obligations d’information et de conseil.
Responsabilité des CGP et perte de chance
L’obligation d’information mise à la charge du CGP consiste à s’enquérir du profil de son client, de sorte que l’opération projetée réponde exactement à ses besoins qui ont été nécessairement délimités préalablement. Le CGP doit de la sorte veiller à ce que l’investissement réponde à une préoccupation fiscale ou patrimoniale de l’investisseur.
Il s’agit souvent de situations où, lorsque l’opération a échoué ou n’a pas permis d’atteindre entièrement l’objectif poursuivi, l’investisseur se retourne contre son conseiller en lui faisant grief de ne pas avoir cerné suffisamment son profil ou de lui avoir proposé une solution inadéquate.
En fonction du profil de l’investisseur (profane ou averti), il est alors reproché au professionnel l’absence d’éclairage suffisant sur l’opération projetée et ses conséquences, notamment en matière de risque. En matière de défiscalisation, certains investisseurs vont jusqu’à reprocher à leur conseiller de ne pas les avoir alertés sur le risque de remise en cause de l’avantage fiscal attaché à l’investissement réalisé.
Quant à l’obligation de conseil, elle est aussi source de différends entre le professionnel et son client qui peut estimer que celui-ci ne lui a pas proposé une opération rentable ou lui a fait réaliser un investissement sans prendre en considération son environnement patrimonial, ou encore lui a fourni un conseil ayant engendré des pertes, notamment à l’occasion de la souscription de titres financiers. Ces deux obligations, d’information et de conseil, sont à l’origine d’un contentieux conséquent depuis de nombreuses années.
Il est admis que l’action ayant pour objet de voir réparer le dommage résultant d’un manquement à une obligation d’information ou de conseil ne peut se résoudre que par l’indemnisation du préjudice né de la privation d’une probabilité raisonnable, celui de la perte de chance.
Ainsi la Cour de cassation juge-t-elle que « le manquement d’un conseiller en gestion de patrimoine à son obligation d’informer le souscripteur d’un contrat d’assurance-vie libellé en unités de compte sur le risque de pertes présenté par un support d’investissement, ou à son obligation de le conseiller au regard d’un tel risque, prive ce souscripteur d’une chance d’éviter la réalisation de ces pertes » (Cass. com., 21 juin 2023, n° 21-19.853). Il s’agit donc de la perte de chance d’éviter les pertes résultant de l’absence de performance d’un contrat d’assurance-vie.
On rappellera ici qu’en principe, le dommage réparable doit être direct, actuel et certain. Cependant, s’agissant du caractère certain du préjudice, la jurisprudence opère une distinction entre le préjudice probable (aussi appelé virtuel), qui est réparable, et le préjudice aléatoire, ou éventuel, qui ne l’est pas.
Ainsi, la Cour de cassation a jugé que s’il n’est pas possible d’allouer des dommages et intérêts en réparation d’un préjudice purement éventuel, il en va autrement lorsque le préjudice, bien que futur, apparaît comme la suite certaine et directe d’une situation actuelle d’estimation immédiate. Ainsi, seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable (Civ 1re, 21 novembre 2006, n° 05-15.674).
C’est donc la question de l’indemnisation de la perte de chance que l’on rencontre le plus souvent dans les contentieux qui surgissent lorsque le conseil délivré est à l’origine, même partiellement, de l’échec allégué d’un investissement.
Or, on constate souvent que les procédures engagées au titre du non-respect de ces obligations d’information et de conseil le sont tardivement, de sorte que de nombreux professionnels ont fait plaider la prescription des actions engagées à leur encontre. A ce titre, ils ont longtemps pu compter sur une jurisprudence favorable en matière de prescription qui permettait de mettre à néant les actions engagées à leur encontre.
La prescription et la perte de chance
Dans cette matière, c’est l’article 2224 du Code civil qui renferme les limites de ce type d’actions judiciaires. Selon cette disposition, « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
C’est sur le fondement de cette disposition que les juridictions saisies ont considéré que les conditions pour engager une action en responsabilité étaient réunies dès l’investissement réalisé, dès lors que c’est à ce moment que le souscripteur avait nécessairement connaissance des manquements du professionnel.
Ainsi a-t-il été jugé dans le cadre d’une affaire dite Solabios, portant sur un produit d’investissement dans l’énergie photovoltaïque, que « le délai de prescription de cinq années prévu par l’article 2224 du Code civil applicable à l’espèce a pour point de départ la date du contrat, puisque l’action en responsabilité contre le conseiller en gestion du patrimoine se fonde sur un manquement à une obligation d’information, de conseil précontractuel ou de mise en garde se traduisant par une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter dans de meilleures conditions. Le dommage se manifeste ainsi dès la conclusion du contrat » (CA Paris, 31 janvier 2022, n° 20/14559).
Ce principe a longtemps été repris de manière constante par la jurisprudence en matière de manquement allégué aux obligations de conseil et d’information relatives à la souscription d’une opération d’investissement (CA Nancy, 7 novembre 2022, n° 22/00273).
Ainsi a-t-il été régulièrement rappelé que « le manquement sanctionné a pour effet de priver le cocontractant d’une chance de ne pas conclure le contrat ou de le conclure dans des conditions différentes. Le préjudice matérialisé par cette perte de chance est donc constitué au jour du contrat, et la faute commise s’apprécie au regard de la gravité des manquements des professionnels à leur devoir de conseil qui se manifestaient nécessairement antérieurement à la signature du contrat ou au jour de cette signature » (CA Poitiers, 24 mai 2022, n° 21/02901).
De même a-t-il été jugé que « tout conseiller en gestion de patrimoine est tenu d’une obligation de moyen consistant à fournir une information et un conseil approprié à l’occasion des investissements envisagés ; le dommage résultant d’un manquement à une obligation de conseil précontractuelle d’information ou de mise en garde de l’investisseur consiste en une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter dans de meilleures conditions ou de manière différente, et se manifeste dès la conclusion du contrat » (CA Grenoble, 13 décembre 2022, n° 22/01943).
De nombreuses juridictions du premier degré ont aussi statué en ce sens.
Ainsi, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Niort a retenu, aux termes d’une ordonnance du 5 juillet 2021, que « [Les demandeurs] pouvaient à tout moment se rendre compte que [le CGP] ne les avait pas informés des risques inhérents à l’opération auxquelles ils ont participé (à supposer ce point établi, ce qui relèvera du juge du fond). Il découle des documents que M. P… et Mme N… ont produit que la garantie dont ils disposaient reposait sur les promesses du groupe Maranatha. Il n’y a donc pas besoin que ce groupe soit placé en redressement judiciaire pour que le risque se réalise : il faut et il suffit de se rendre compte que la solidité de l’investissement repose principalement sur la bonne santé financière de ce groupe, ce qui s’évince de la seule lecture des documents que M. P… et Mme N… ont pu consulter dès avant la conclusion de ces investissements.
C’est donc à juste titre que [le CGP et ses assureurs] soutiennent que l’action de M. P… et Mme N… à leur égard est prescrite pour les investissements souscrits en 2013 et 2014, plus de cinq ans s’étant écoulé entre la signature des contrats et le jour de la délivrance de l’assignation ».
Pour autant, cette jurisprudence a régulièrement été combattue devant les tribunaux, les investisseurs considérant qu’en application des dispositions de l’article 2224 du Code civil, ce ne serait qu’à compter de la connaissance du préjudice que le délai de prescription de cinq ans commencerait à courir.
C’est ainsi que par deux arrêts remarqués du 21 juin 2023 (Cass. com., 21 juin 2023, n° 21-19.853 et n° 21-16.716), la Cour de cassation a jugé en matière d’assurance-vie que « le délai de prescription de l’action en indemnisation d’un tel dommage (baisse de la valeur des UC) commence à courir, non à la date où l’investissement a lieu, mais à la date du rachat du contrat d’assurance-vie ».
La cour d’appel censurée avait pourtant considéré de manière assez probante que le souscripteur « était informé du risque inhérent à ce type de placement et de l’aléa que représente l’interdépendance entre les actions du panier. Il en déduit que, dès le 9 décembre 2010, M. [T] savait qu’un dommage caractérisé par la perte du capital investi était susceptible de se réaliser et qu’il en assumait intégralement le risque et que, par conséquent, le point de départ du délai de prescription doit être fixé à cette date ».
Il semble bien que la Cour de cassation ait décidé de protéger les investisseurs en censurant ce moyen.
Report du délai de prescription
Certaines juridictions, favorables aux moyens soulevés par les conseillers en gestion de patrimoine, ont cependant continué à résister à ce courant.
Dans une décision du 8 février 2023, le tribunal de commerce de Paris a jugé qu’aucune cause exceptionnelle ne justifiait le report du délai de prescription à une date postérieure au jour de la souscription du produit (ici dans l’affaire Maranatha) au motif « qu’il est de droit constant que le dommage résultant d’un manquement à une obligation d’information et de conseil ou de mise en garde consiste en une perte de chance de ne pas contracter qui se manifeste au jour de la conclusion du contrat sauf si la victime démontre qu’à cette date elle pouvait légitimement démontrer (…) qu’elle pouvait légitimement ignorer le dommage ».
Pour parvenir à cette solution, le tribunal a considéré que « le conseiller a communiqué toutes les informations dont il disposait au moment de la signature de la souscription », de sorte que le délai de prescription ne pouvait commencer à courir qu’à compter de la souscription du produit.
Jusqu’à présent, la chambre commerciale de la Cour de cassation partageait cette position en fixant le point de départ du cours de la prescription au jour de la signature du contrat ou de l’investissement là où la première Chambre retenait le jour de la manifestation du dommage.
Il semble bien qu’en reprenant à son compte la position de la première chambre, la chambre commerciale de la Cour de cassation se range à présent à la position de celle-ci en abandonnant le principe d’une « corrélation nécessaire entre la réalisation du dommage et sa manifestation ».
Ainsi, dans un arrêt du 20 décembre 2023 (Cass. com., 20 décembre 2023, n° 22-10, 498), la chambre commerciale a jugé que les défauts de vigilance et de loyauté reprochés au conseiller en gestion de patrimoine à l’origine du préjudice subi par ses clients ne pouvaient être prescrits dans les cinq années suivant la date de régularisation des contrats. C’est à partir de « la date à laquelle les investisseurs avaient connu ou auraient dû connaître les faits leur permettant d’exercer leur action en responsabilité » que la prescription court et pas avant.
Ainsi, un courant jurisprudentiel dominant semble se dessiner et considérer que l’investisseur, qui dispose pourtant dès la signature du contrat de l’ensemble des informations nécessaires pour s’engager, ne pourrait prendre conscience à cette date des manquements du CGP. Il faudrait ainsi attendre la réalisation du dommage ou sa connaissance pour que le délai de prescription commence à courir.
C’est une lecture de l’article 2224 du Code civil qui devrait encore nourrir le débat tant cette interprétation reste critiquable.
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