La croissance des grandes marques ralentit
Par Daniel Tondu, président-cofondateur de Gestion 21 et gestionnaire d’Actions 21, et Silvère Poitier, gérant-analyste d’Actions 21 chez Gestion 21
Le secteur de la grande consommation fait face à l’émergence d’une nouvelle donne : la faible croissance et la fragmentation du marché des biens de consommation élémentaires. Toutefois, certains segments sont en forte croissance. Dans ce contexte, les marques mondiales perdentdu terrain face aux marques locales.
Le marché des produits alimentaires stagne depuis la fin des années 1990. Ceci s’explique par une faible croissance démographique et le plafonnement du panier d’achat moyen par habitant. Si le XXe siècle a été celui de l’avènement de la consommation de masse et des économies d’échelles, le XXIe voit émerger de nouvelles façons de consommer : bio, local, artisanal, « le sans », végétarien, vegan, etc.
Les consommateurs ne cherchent plus simplement à consommer plus, ils veulent dorénavant consommer mieux. Davantage informés, ils favorisent désormais les produits personnalisés en accord avec leurs préoccupations et leurs besoins personnels. L’impact sociétal et environnemental ainsi que le contenu des produits revêtent donc une importance grandissante. Ces nouvelles tendances poussent à la fragmentation du marché.
Nous sommes passés d’un monde où l’on poussait le produit vers le consommateur, via des campagnes télévisuelles globales, à un monde où il faut attirer le consommateur à son produit. L’avantage compétitif ne se situe plus dans la taille et la puissance financière, mais dans l’agilité, la proximité et la compréhension du consommateur. Le rapport de force s’est donc inversé au profit des petites marques. Moins flexibles et par nature moins adaptées à un marché fragmenté, les grandes marques cèdent du terrain sur leurs différents marchés à leurs concurrents locaux.
La situation dans les pays émergents est différente de celle des pays développés. La démographie plus vigoureuse et le développement des classes moyennes ont permis aux grands groupes d’y trouver des relais de croissance durant les deux dernières décennies.
Pour maintenir la croissance de leurs bénéfices par action et continuer à créer de la valeur pour les actionnaires, les majors utilisent deux leviers :
- soutenir la croissance organique du chiffre d’affaires en repositionnant le portefeuille sur les segments à forte croissance ;
- et augmenter le taux de marge opérationnel en réduisant les coûts.
La réponse partielle des grandes marques
Repositionnement du portefeuille
Pour les grands groupes, l’enjeu est de repositionner leur portefeuille de produits afin de capter les îlots de croissance. Pour ce faire, deux solutions : l’innovation et/ou la croissance externe. Pour des questions d’agilité et de volonté managériale, l’innovation est principalement le fait des petites marques. Les grands groupes privilégient donc l’acquisition, puis le développement de marques innovantes positionnées sur les segments porteurs.
L’exemple d’Unilever est révélateur. Entre 2015 et 2017, Unilever a acquis des sociétés de petites tailles (130 millions d’euros de chiffre d’affaires en moyenne), principalement sur les segments des produits bio/naturels et des cosmétiques haut de gamme. Avec Dollar Shave Club, Unilever a également acheté une société proposant un nouveau canal de distribution pour les rasoirs, avec la livraison à domicile.
Le choix de la croissance externe pose néanmoins deux problématiques. Il s’agit d’abord de ne pas surpayer les cibles afin de conserver un potentiel de création de valeur pour les actionnaires historiques. Depuis 2015, Unilever a payé en moyenne ses acquisitions à un prix de quatre fois les ventes. L’autre enjeu est de réussir à développer ces acquisitions sans les dénaturer.
Rationalisation des dépenses
Au cours du XXe siècle, les grandes entreprises du secteur ont cherché à étendre leur activité sur les territoires où elles n’étaient pas encore présentes. Cette course à la taille a laissé comme héritage des sociétés à l’organisation complexe. L’optimisation de leur organisation constitue l’autre levier actionné par les majors pour soutenir la croissance de leurs bénéfices. Plus ou moins équivalents, les programmes de réduction de coûts annoncés dans les plans stratégiques des sociétés se décomposent en trois parties :
- la simplification de l’empreinte industrielle (environ 60 %) ;
- la réduction des dépenses marketing (20 %) ;
- et la baisse des frais généraux (20 %).
A priori, la stratégie classique de réduction des coûts semble contradictoire avec les enjeux posés par la fragmentation du marché. Par exemple, la réduction du nombre de sites industriels et de directions pays ne doit pas se faire au détriment de la proximité avec le consommateur. L’organisation industrielle des grands groupes doit rester suffisamment flexible pour pouvoir s’adapter aux différents contextes locaux.
A l’heure où certains ont choisi de mieux rémunérer les producteurs-fournisseurs, la réduction du coût des matières premières achetées via de puissantes centrales d’achats peut poser des problèmes éthiques. A titre d’illustration : « La Marque du Consommateur » propose, depuis 2016, un lait responsable qui rémunère les producteurs laitiers au juste prix. Son succès a été immédiat : 35 millions de briques de lait ont été vendues en 2017 pour un objectif initial de 5 millions.
Certes, les structures organisationnelles complexes des majors peuvent être revues afin d’optimiser l’efficacité opérationnelle. La réduction des coûts doit toutefois être opérée de façon précise sans hypothéquer le potentiel de croissance à long terme.
Une valorisation élevée de moins en moins justifiée
Par le passé, les grandes entreprises du secteur affichaient des taux de marge et de croissance organique soutenus. Elles se traitaient donc sur des multiples de valorisation élevés. En relatif au Dow Jones 600, ces derniers ont été plutôt stables au cours des vingt dernières années (PE relatif de 1,5 fois environ). Aujourd’hui, une potentielle prise de conscience par les investisseurs du caractère structurel des difficultés des grands groupes fait peser le risque d’une baisse des multiples de valorisation relatifs. Ce qui entraînerait une sous-performance du secteur.
Conclusion générale
Pour les raisons détaillées dans cet article, notre discipline d’investissement nous conduit à rester à l’écart :
- des petites sociétés positionnées sur les segments à forte croissance à cause de leur valorisation trop élevée ;
- et des grands groupes qui n’ont pas mis en place de mesures convaincantes pour répondre aux enjeux que nous avons identifiés.
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